Le réalisateur nigérian était présent au festival des films d’Afrique de Lausanne en août 2022 pour présenter son documentaire No U-Turn où il explore, à partir de sa propre expérience, les raisons qui poussent les personnes à se lancer dans le périple vers l’Europe. Une occasion d’aborder aussi les évolutions de la prolifique industrie du cinéma au Nigeria, Nollywood.
Olivier Barlet : Comment vous est venue l’idée d’en faire un documentaire ? Alors que vous n’aviez fait que des films de fictions jusqu’ici.
Ike Nnaebue : J’ai toujours voulu raconter cette histoire depuis mon premier voyage vers l’Europe deux décennies auparavant. J’ai toujours su que je voulais d’abord en faire un documentaire et peut-être plus tard une fiction car je voulais montrer aux gens les dangers de la migration clandestine en restant le plus réaliste possible pour que cela ait un réel impact. La migration n’est pas quelque chose de mauvais en soi ; elle existe depuis la nuit des temps. Mais quand la migration devient trop risquée, que vous pouvez y laisser la vie ou votre liberté, alors c’est un problème. On doit en montrer au monde la face cachée. Ensuite, s’ils veulent continuer ça leur appartient, mais ils sont avertis. Quand j’ai entrepris mon périple, je n’avais que les informations de la rue : « c’est un voyage facile » ; « il y a beaucoup d’argent en Europe » ; « ça ne dure que 7 jours, traverse la Mer Méditerranée et tu seras en Europe. ». Mais ce n’est pas ce que j’ai trouvé.
Olivier Barlet : Qu’est-ce qui vous empêchait de réaliser ce film ?
Je n’en ai juste jamais eu l’opportunité car Nollywood, repose exclusivement sur la production de films de fiction. Je voulais que mon film soit le premier documentaire réalisé par un Nigérian. Quand l’opportunité s’est présentée, je l’ai saisie.
Olivier Barlet : Pensez-vous que, si votre film avait été une fiction, les gens ne l’auraient pas pris sérieusement ?
Ike Nnaebue : Aujourd’hui, si je devais choisir, je ferais davantage de documentaires à cause de l’impact qu’ils ont sur les spectateurs. J’ai travaillé à Nollywood, fait des films de fictions, mais il n’y en a pas un seul qui m’a touché autant que mon documentaire. Il m’a vraiment transformé en tant que personne et je veux essayer de transformer les autres maintenant.
Olivier Barlet : Ce documentaire pourrait-il être la base d’une fiction ?
Ike Nnaebue : Oh, oui. Il y a beaucoup de phases de mon histoire que je n’ai pas racontées. Les fictions permettent de revenir en arrière et de dramatiser des aspects importants de l’histoire.
Olivier Barlet : Qu’est-ce qui vous intéresse dans le cinéma ?
Ike Nnaebue : Je fais des films pour leur impact, pour leurs histoires. Je suis tombé amoureux du story-telling (raconter des histoires) quand j’étais enfant : tous les soirs on avait des histoires sur des animaux qui parlent, sur des allégories, etc. À la fin de ces histoires, la morale restait la même : il ne faut pas être cupide. J’essaye de donner du travail aux gens là où ils sont. Il n’y a pas de raisons de migrer. Avec des ordinateurs on peut travailler n’importe où. Beaucoup de travaux de la Sillicon-Valley ont été réalisés depuis l’Inde par exemple. C’est ce que j’essaye de faire au Nigeria.
Olivier Barlet : Vous cherchez à générer une prise de conscience ?
Ike Nnaebue : Oui. Quand j’ai commencé je ne le comprenais pas. Mais maintenant que je me connais mieux, je sais que tout est une question de prise de conscience. Après 2020, il y a eu un grand changement : les gens font plus attention à la vie car ils ont réalisé avec la Covid-19 qu’ils auraient pu la perdre. Il nous faut repenser ce que signifie être humain. Indépendamment de ton orgine, tout ce qui t’affecte m’affecte également, en tant qu’humain.
Olivier Barlet : Avez-vous le sentiment d’être seul à faire ça au Nigeria ?
Ike Nnaebue : Honnêtement, je ne connais pas beaucoup de réalisateurs qui ont ce genre de mentalité au Nigeria. Mais je n’ai pas peur d’être seul. Le fait que je n’en connaisse pas ne veut pas dire qu’il n’en existe pas. Je sais qu’avec le temps on se retrouvera et on créera les bonnes connexions.
Olivier Barlet : Le « nouveau » Nollywood n’essaye-t-il pas de questionner la société actuelle et les relations entre communautés ?
Ike Nnaebue : Oui. Je pense que Nollywood est en train d’évoluer.
Olivier Barlet : Dans les années 2000, le public se désintéressait des films de Nollywood car c’était toujours les mêmes films.
Ike Nnaebue : Oui, le même genre de films, la même qualité. À l’époque, les réalisateurs indépendants n’avaient pas les bons soutiens.
Olivier Barlet : Cela va mieux aujourd’hui ?
Ike Nnaebue : Internet et les technologies nous ont aidés. Les DVD sont devenus obsolètes, et les marketers ont suivis. Maintenant, la plupart des films sont en streaming. Netflix, Amazon Prime, etc. nous poussent à évoluer car ce sont des plateformes internationales. Vous devez correspondre aux standards qu’ils imposent ou vous ne ferez pas de films.
Olivier Barlet : Mais les salles se sont également développées.
Ike Nnaebue : Exactement. C’est aussi un marché. Les Nigérians préfèrent regarder des films locaux car ils peinent à suivre l’anglais dans les films américains.
Olivier Barlet : Pourquoi pensez-vous que les films de Nollywood sont aussi absents dans les festivals de cinéma ? Même en France, on ne les trouve qu’à Nollywood à Paris.
Ike Nnaebue : Honnêtement, je pense qu’on a encore un défi à relever dans notre façon de raconter des histoires. En terme d’image et de son, le niveau est bon mais le story-telling actuel est mauvais. Pour que des films soient éligibles pour des festivals, il faut une histoire de portée universelle, dans laquelle on s’identifie. J’ai créé un story lab pour aider à développer des histoires qui soient compréhensibles pour la plupart des gens.
Olivier Barlet : Beaucoup de films se déroulent dans des classes supérieures. Le Nigeria profond reste peu représenté. Est-ce que c’est en train de changer ?
Ike Nnaebue : Oui. Il y a de plus en plus de films qui se concentrent sur les questions sociétales, et donc moins de films où le personnage possède une grosse maison et conduit de grosses voitures.
Olivier Barlet : Il y avait aussi une question de montage, avec des films très longs.
Ike Nnaebue : Effectivement, mais les réalisateurs ne veulent pas perdre leur public tout en se connectant au reste du monde. Y parvenir requiert beaucoup de compétences et de pratique.
Olivier Barlet : La littérature nigérianne est célèbre dans le monde entier, mais on voit très peu d’adaptation au cinéma.
Ike Nnaebue : La plupart de mes films ont été réalisés avec un très petit budget. Si je veux adapter un livre au cinéma, il me faut du budget car les droits ne sont souvent pas au Nigeria mais aux États-Unis. Dans le Nollywood classique, vous pouviez faire un film avec seulement 10 000 dollars, tandis que dans le nouveau Nollywood, c’est tout bonnement impensable. J’ai travaillé sur No U-Turn deux années durant, c’est un choix.
NO U-TURN : TRAILER 2022 from ELDA Productions on Vimeo.
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