" Passé la banlieue de Moscou, et partant pour une autre ville, j'aperçois ça et là de grandes routes blanches. Ce sont les fleuves sous la glace. Sur les eaux immobilisées surgit de temps en temps, comme une mouche sur une nappe éblouissante, la silhouette d'un pêcheur perdu dans ses pensées. Celui-ci s'arrête sur le vaste drap d'eau congelée, choisit son endroit et troue la glace jusqu'à ce qu'on aperçoive le courant enseveli. Dans les instants qui suivent il ne peut espérer attraper quoi que ce soit car les poissons ont fui, effrayés par le bruit de l'outil qui forait. Alors le pêcheur appâte pour faire revenir les fugitifs. Il tend sa ligne et attend. Il attend des heures et des heures dans ce froid de tous les diables.
À mon avis, le travail de l'écrivain ressemble fort à celui de ce pêcheur arctique. L'écrivain doit chercher le fleuve et, s'il le trouve gelé, il lui faut trouer la glace. Il doit s'armer de patience, supporter la température et la critique adverse, défier le ridicule, chercher le courant profond, lancer l'hameçon au bon endroit pour, après tant et tant d'efforts, sortir de l'eau un tout petit poisson. Mais il s'entête et relance sa ligne, contre le froid, contre la glace, contre l'eau, contre le critique, sa pêche grossira un peu plus à chaque fois..."
Pablo Neruda, extrait de " J'avoue que j'ai vécu ", Éditions Gallimard, 1975.