J’avais découvert la plume de Nina Berberova (1901-1993) il y a quelques années, avec le très beau roman « Le Cap des tempêtes » et je gardais en tête l’envie de relire cette écrivaine un jour ou l’autre.
Note Pratique sur le livre
Éditeur : Actes Sud
Collection : « les inépuisables »
Année de Publication : 1989
Roman traduit du russe par Luba Jurgenson
Nombre de pages : 82
Quatrième de Couverture
Le Mal noir raconte l’exil vers les États-Unis d’un émigré russe dont la compagne est morte pendant un bombardement en France. Jamais Nina Berberova n’avait encore poussé l’ellipse et la métaphore à ce point d’excellence où le moindre trait illumine l’obscure absurdité du destin.
Résumé du début de l’histoire
Nous sommes à Paris, probablement au début des années 50, dans le milieu assez fermé des émigrés russes. Le héros, Evguéni Petrovich, est l’un d’eux. Il est veuf, assez pauvre. Neuf ans plus tôt, il a engagé au mont-de-piété une paire de boucles d’oreilles en diamants de sa défunte femme. Il souhaite maintenant les récupérer pour les revendre à bon prix. Car son but est de quitter la France pour émigrer aux États-Unis et le billet du bateau coûte cher. Grâce à des tractations avec un bijoutier, il parvient à retirer les boucles d’oreilles du mont-de-piété. Mais, après examen, le bijoutier – peut-être pas très honnête – lui apprend que l’un des deux diamants a « le mal noir », c’est à-dire qu’il ne vaut rien. Les projets américains d’Evguéni semblent compromis. À moins qu’une jeune danseuse de cabaret, en quête de logement, ne vienne frapper à sa porte et le sorte du pétrin de manière providentielle ? (…)
Mon Avis
Comme l’annonce la quatrième de couverture, la forme de ce roman est elliptique. Des éléments très importants de l’histoire sont à peine effleurés tandis que des événements apparemment anecdotiques sont beaucoup plus développés. Nous en venons à mesurer différemment le poids de ces épisodes, à douter de leur relative importance. En particulier, les dialogues ont une place centrale dans ce court roman et nous avons parfois du mal à saisir leur rôle exact, leur signification d’ensemble. Mais il m’a semblé que ces échanges de phrases, loin d’être gratuits ou insignifiants, pouvaient nous révéler des choses plus profondes. Ainsi, le mal noir du diamant répond au désespoir du héros, comme un symbole évident. Lorsqu’il parle avec Lioudmila, il la séduit en lui décrivant une ville qui n’existe pas, une Chicago sortie tout droit de ses inventions. Et nous nous rendons compte grâce à cela qu’il est non seulement un grand charmeur à l’imagination débordante mais surtout un homme qui ne veut pas parler de lui-même parce que son passé est trop douloureux. C’est ce que nous comprenons dans le troisième et dernier chapitre, où tout le caractère du héros s’éclaire d’un coup. Evguéni ne cesse de changer de pays, de ville et de femme à cause d’un deuil inconsolable. Jusqu’à ce dernier chapitre, nous avions l’impression d’être dans un roman un peu vaporeux, doux et insaisissable et soudain nous voyons qu’il n’y avait rien de léger dans ce que nous avons lu précédemment. Pour cette raison, j’ai préféré lire le livre une deuxième fois car j’avais l’impression d’être passée à côté, à la première lecture. Dans ce sens, le dernier chapitre est une grande réussite. Il donne sa profondeur et sa force à l’ensemble du roman, sans donner pour autant les clés de chaque page. Un certain nombre de mystères demeurent.
Un livre dont les personnages semblent réellement vivants, des dialogues d’une grande intelligence, une construction romanesque excellente, une écriture fine et épurée : je ne trouve vraiment que des qualités à ce livre… Et pourtant, peut-être à cause de sa brièveté ou de son côté trop épuré et elliptique, il m’a manqué un petit quelque chose. J’aurais aimé me sentir totalement immergée dans l’histoire mais les personnages restaient souvent à distance.
Même si ce « Mal noir » m’a paru très beau, sa froideur m’a un peu rebutée. Aussi, je conseillerais plutôt de cette écrivaine « Le Cap des tempêtes« , qui m’avait complètement emballée.
Un Extrait page 41
Elle entra et s’assit sur une chaise près de la porte, sans ôter gants ni chapeau. L’expression de son visage était tendue, et dans ses yeux on lisait cette dureté que j’avais déjà remarquée.
Elle dit d’une voix coupante et moqueuse :
– On reconnaît tout de suite un Européen. Un Américain ne se laisserait jamais transformer en cuisinière, en blanchisseuse ou en laquais, quand il a été embauché comme secrétaire.
– Croyez-vous que je sois vexé ? Eh bien non. Je suis du genre soumis, et faire un travail de blanchisseuse ou de laquais ne me gêne pas.
Elle parut étonnée et se tut quelques instants. Je pliais avec soin les chemises de Kaliaguine.
– Il vous paie combien ?
– Pardon, cela ne vous regarde pas. C’est une affaire entre nous.
Elle plissa les yeux.
– Vous ne savez pas où vous êtes tombé, fit-elle en balançant la pointe de son pied, mes parents sont tous deux fous, solitaires et malheureux. Ils ont fait de moi une folle, une solitaire, une malheureuse. Mais je le sais, et eux, non.
Je continuais à tirer et à repousser les tiroirs de la commode.
– Ils vivent comme en sommeil. Des somnambules. Moi aussi, j’étais une somnambule, jusqu’au jour où j’ai compris : aujourd’hui, on est somnambule, demain on se fait interner. Toute leur génération est irresponsable et malade. Regardez où ils ont mené le monde. Mais si on leur dit de réfléchir à ce qu’ils ont fait d’ eux-mêmes, de leur vie, de leurs enfants, ils se défilent tant qu’ils peuvent, puis ils se mettent à pleurer. (…)
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Un autre Extrait page 75-76
– Il y a d’autres locataires, me dit-elle, mais ils sont silencieux. Ce sont des gens très bien, cultivés.
– Moi aussi, je suis silencieux, lui dis-je, et je vois qu’elle me croit.
Elle sourit. J’essaie de retenir son visage pour la reconnaître si je la croise dans l’escalier ou dans la rue. Peine perdue.
La chambre est mieux que je ne pensais, claire, bien chauffée, propre. Dans le couloir, ça sent le café, on entend un gramophone. C’est vivable. Après, on verra. J’irai peut-être plus loin encore. Le soir, la bouilloire chantera, je lirai des livres, j’écrirai des lettres, j’irai au cinéma, je me lierai avec les voisins. Celui de gauche aimera l’ordre, une vie bien réglée, la discipline, et que A + B fassent C. Un homme classique ! Celui de droite aimera ses cauchemars, ses caprices et l’anarchie (comment appelle-t-on les gens comme ça ?). J’hésiterai entre eux deux, je travaillerai, j’aimerai mon ordre et mes cauchemars. Je me promènerai sur le quai, et l’immense lac, la Méditerranée d’ici, s’ouvrira devant moi. Une fois de plus, je me féliciterai d’avoir eu la force de résister, la volonté de m’en sortir. (…)
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