Dans la lumière, j'apparais comme une femme élancée, exténuée, à peine vivante, et mon immense sourire figé ajoute au malaise de ceux qui me croisent. Ce sourire, illimité, large, presque dix-sept centimètres, n'a pas bougé depuis plus de vingt ans. Il est un peu plus bas que le bas de mon visage et étire mes mots, mes phrases.
Cette jeune femme a vingt-six ans. Elle s'appelle Fajr dans sa langue extérieure, Aube dans sa langue intérieure. Dehors, elle est muette. Dedans, elle parle, à sa fille qu'elle porte dans son ventre.
Que s'est-il passé il y a vingt ans? Le 31 décembre 1999, à la fin de la décennie noire que l'Algérie a connue, elle a été égorgée sans être achevée, emmenée dans une ambulance jusqu'à Oran.
Depuis la loi de Réconciliation, s'il est interdit de parler de la guerre imprécise de 1990 à 2000, la sienne, il est licite de parler de la guerre de libération, du 1er novembre 1954 au 5 juillet 1962.
Khadija, cinquante-huit ans, trouvée le 5 juillet 1962 dans un berceau à la porte d'une mosquée à Alger, est sa mère depuis le 1er janvier 2000. Aube est née ce jour-là, Fajr morte la veille.
Khadija est partie en Belgique à la recherche d'un chirurgien pour opérer Aube. Elle ne sait pas qu'elle attend une Houri 1, elle ne sait pas non plus qu'elle veut retourner sur les lieux du crime.
Fajr Djama habitait en haut du village de Had Chekala. Dans un hangar, elle et sa soeur Taïmoucha ont été égorgées, mais elle seule a survécu, après avoir fermé les yeux, comme morte.
Elle retourne sur place pour demander que faire à son Houri de soeur, décider si elle et son Houri d'enfant doivent vivre. Houris est le récit de ce périple, semé d'embûches, riche en rencontres.
La rencontre avec Aïssa, autre survivant, sera décisive. Il suffit de lui donner un chiffre pour qu'il raconte un massacre de la décennie dont le nombre de victimes correspond à ce chiffre.
Elle est pour lui un signe, la preuve, qu'il n'a pas inventé ce qu'il raconte sur les massacres des terroristes islamistes, faute de savoir en faire un livre. Sur place, elle comprendra, parlera enfin:
Tu es tombée du ciel un jour de l'Aïd et ce n'est pas pour être égorgée mais pour témoigner, lui dira Aïssa.
Francis Richard
1 - Houri, nom féminin: beauté céleste du paradis d'Allah (Larousse)
Houris, Kamel Daoud, 416 pages, Gallimard