La petite bonne dont il est question dans le titre de ce merveilleux ouvrage est au service de plusieurs familles bourgeoises de la banlieue parisienne, dont les Daniel. Monsieur est un ancien pianiste, miraculé de la Première Guerre mondiale, revenu de la bataille de la Somme avec une gueule cassée, amputé des membres inférieurs et sans mains. Depuis, Madame a renoncé à toute vie sociale afin de s’occuper de lui avec un dévouement qui ne lui accordait jusque-là aucune pause. L’arrivée de cette petite bonne pas comme les autres la pousse néanmoins à s’autoriser un petit écart à ce sacrifice continu. Exceptionnellement, elle accepte donc de passer un week-end à la campagne en compagnie de sa meilleure amie, abandonnant son mari aux bons soins de cette petite bonne pendant trois jours…
Dès les premières lignes, la construction aussi audacieuse que réussie, invite le lecteur à passer d’un personnage à l’autre en alternant les styles d’écriture. Des vers libres, composés de phrases courtes dépourvues de ponctuation, restituent en effet les pensées de la petite bonne. À l’image de l’excellent « A la ligne, feuillets d’usine » de Joseph Ponthus, ce défilé rapide de mots simples s’installe immédiatement au diapason du rythme de travail de cette employée de maison obligée de courir d’un ménage à l’autre afin de pouvoir se payer le maigre repas du jour et recevant partout des listes interminables de tâches harassantes. Cette servitude qui s’exprime en vers, s’alterne brillamment avec les points de vue de Monsieur et Madame, servie par une prose forcément beaucoup plus riche, statut oblige !
Pour ce roman qui surprend et séduit immédiatement au niveau de la forme, Bérénice Pichat nous plonge donc dans les années 30, au cœur d’un huis clos qui invite à assister à la confrontation bouleversante entre ce maître de maison dégradé en gueule cassée et sa bonniche promue aide-soignante. Lui, dont la société préfère détourner le regard, incarnant toute l’horreur d’une guerre que l’on aimerait oublier au plus vite. Elle, toujours discrète, quasiment invisible, malheureusement interchangeable, œuvrant dans l’ombre de maîtres qui ne lui accordent que rarement un regard. C’est pourtant dans l’intimité de cet appartement que le lecteur va assister au mélange de ces deux classes sociales, au rapprochement de ces deux êtres cabossés, épuisées et obligés de vivre en marge des autres. Une rencontre émouvante, au-delà des apparences, servie par une écriture débordante de poésie, sur fond de musique classique issue d’une vieux gramophone.
Un roman sortant des sentiers battus, original, audacieux, captivant, bouleversant, foncièrement humain, débordant de poésie et de musicalité, qui fait totalement mouche, tant sur la forme que sur le fond !
La petite perle de 2024 !
La Petite Bonne, Bérénice Pichat, Les Avrils, 272 p., 21,10€
Elles/ils en parlent également: Matatoune, Cécile, Kitty, Bénédicte, Isabelle, Lily, Joëlle, Anne, Christlbouquine, Books, moods and more, Les liseuses de Bordeaux
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