Joker : Folie à Deux – Réussite totale

Par Le7cafe @le7cafe

C'est la vie, et tu ne peux pas le nier.

Il y a ces œuvres que l'on nomme folies, comme si leur intention de base ne pouvait germer d'un esprit rationnel. Elles résultent souvent d'une vision pourtant claire et infaillible pour leurs créateurs, qui y restent fidèles envers et contre tout. La folie de Joaquin Phoenix se conjugue au pluriel, quand lui et son réalisateur Todd Philipps ont décidé d'offrir une suite à et continuer d'écrire l'histoire d'Arthur Fleck, le comique raté devenu malgré lui figure révolutionnaire sous les traits d'un clown assassin. C'est leur carte Joker : Folie à Deux !

GOTHAM GOTHIQUE

C'était en 2019, le temps du grand avant. Nous faisions la connaissance d'Arthur Fleck, comique raté malmené de toutes parts par les aléas de son existence miteuse dans les rues de la métropole de Gotham. Alors que sa santé mentale se détériorait au fil de ses traumatismes, une nouvelle facette de sa personnalité émergeait. Un clown imprévisible, indescriptible, incompréhensible, modelé par la société qui l'a rejeté, se rebellant - malgré lui - contre elle dans des actes de violences de plus en plus erratiques, culminant avec le meurtre cathartique en plein direct télévisé du présentateur star Murray Franklin. C'était le triomphe final du Joker, debout sur une voiture accidentée suite à son arrestation, acclamé par une foule innombrable voyant en lui l'étincelle d'une révolution à venir.

Joker : Folie à Deux s'ouvre deux ans après les évènements du premier film. Arthur (Joaquin Phoenix) croupit au fond d'une cellule de l'asile d'Arkham, supervisé par le gardien Jackie (Brendan Gleeson), bourru et retors. Dehors, les échos du mouvement qu'il a involontairement lancé continuent de se propager, alors qu'une vague de crime - nous dit-on - frappe la ville et que des militants scandent son nom derrière les barreaux. Mais du Joker triomphant, celui du maquillage et du costume rouge, qui donne à ceux qui le persécutent ce qu'ils fucking méritent, il ne reste pas grand chose... En tous cas, jusqu'à sa rencontre inopinée avec Harley " Lee " Quinzel (Lady Gaga) au sein de la chorale du pénitencier.

Todd Phillips profite de l'univers majoritairement carcéral de son film pour le rendre plus sombre, plus claustrophobique que son prédécesseur, mais toujours sous la caméra soignée du directeur de la photographie Lawrence Sher. Là où naviguait à travers la ville, de l'appartement maternel aux escaliers devenus célèbres, du plateau du Murray Show aux portes du manoir Wayne, des sous-sols du métro au comedy club, la suite se cantonne à quelques lieux-clés - l'asile, le tribunal - et privilégie les plans rapprochés qui nous forcent à nous confronter aux personnages, poussés à l'extrême lors des mises en abyme des caméras de télévision. Un face-à-face sous tension entre les personnages et les spectateurs.

L'intégration de Gaga au casting dans le rôle de Harley Quinn, après quelques passages déjà remarqués au cinéma dans A Star is Born ou House of Gucci, offre aussi une occasion unique d'emmener ce deuxième volet là où on ne l'attend pas, vers la comédie musicale. Toujours orchestrée par la brillante Hildur Guðnadóttir et ses cordes lancinantes, la bande originale entend ses deux protagonistes pousser la chansonnette tandis qu'ils dansent leur idylle à travers le procès d'Arthur, se posant une question fondamentale : où est la frontière, si elle existe, entre la réalité d'Arthur Fleck et le fantasme du Joker ?

OUI, MAIS

Il n'aura échappé à personne qu'avec plus d'un milliard de dollars récoltés au box-office mondial, (premier du nom) reste l'un des plus gros succès de l'année 2019. Encensé par le public comme la critique, il avait même terminé avec un prestigieux Lion d'Or à Venise et avait offert à Joaquin Phoenix son premier Oscar du Meilleur Acteur. À titre plus personnel, c'était aussi mon film préféré de 2019 et à mon sens la meilleure incarnation d'un des plus grands personnages de la culture populaire. Autant dire que les attentes étaient, de toutes parts, très hautes.

Folie à Deux a ses moments, le premier d'entre eux étant un générique brillamment animé par Sylvain Chomet ( Les Triplettes de Belleville, L'Illusionniste), qui annonce d'entrée de jeu que le spectateur doit s'attendre à des surprises et quelque chose de (très) différent. Certaines des séquences musicales sont particulièrement réussies, avec des décors et costumes rivalisant d'originalité nourris par une forte influence music-hall ; mention spéciale aux morceaux " For Once in My Life ", " Bewitched " et " The Joker ".

Pourtant, dire que la critique et le public l'ont reçu froidement serait un euphémisme. Partout on peut constater des scores à ras le sol, lire des retours sans aucun enthousiasme voire carrément assassins ; et ce deuxième volet a fait un tel flop au box-office sur son premier week-end d'exploitation (37,7 millions de dollars, encore moins que d'autres ratages récents comme The Marvels ou Madame Web) qu'il se profile déjà comme l'un des plus gros échecs commerciaux du studio Warner depuis des années. Un désastre total.

Et loin de moi l'idée de prétendre que Joker 2 est sans fautes. Son rythme est parfois inégal, traînant en longueur notamment avant l'apparition fatidique de Lee, et peine quelquefois à trouver ses coups d'éclats, là où son aîné suivait une courbe ascendante jusqu'au triomphe final que j'ai déjà pu aborder. Joaquin Phoenix, bien qu'ostensiblement sincèrement intéressé par l'exploration plus approfondie de la psyché d'Arthur, est en deçà de sa performance originale et - je me réfère ici particulièrement à l'une des scènes du tribunal - se met en équilibre dangereux sur la ligne qui le sépare de l'auto-caricature. On pourra aussi évoquer la sous-utilisation du personnage de Harley Quinn, qui aurait mérité plus de scènes (bien qu'elle bénéficie déjà de l'arc le plus complet du film).

Malgré tout, tout ça ne suffit pas à en faire un mauvais film, en tous cas pas aussi mauvais que toutes ces critiques prises au pied de la lettre pourraient le faire imaginer. Car je ne crois pas que Joker : Folie à Deux soit un mauvais film, car cela reviendrait à prétendre qu'il échoue à atteindre son objectif. Or, bien au contraire, j'irai jusqu'à dire qu'il réussit parfaitement ce qu'il cherche à accomplir. À la nuance près que ce qu'il cherche à faire est précisément... de nous décevoir.

D'UN CERTAIN POINT DE VUE

Folie à Deux est une déception précisément parce qu'il cherche à l'être. Le film sait qu'il ne pourra jamais être , et comprend avec beaucoup d'acuité ce qu'en attendent les spectateurs fans du premier film. Ainsi, plutôt que de prendre la route de tant d'autres suites avant lui et de rempiler pour remplir le tiroir-caisse, il décide sciemment d'intégrer cette incapacité fondamentale à répondre à ces attentes, et dit explicitement par la bouche d'Arthur qu'il n'est pas et ne sera jamais ce que les autres en attendent : c'est-à-dire Joker, avec ou sans italique, film ou personnage symbolique.

" We're not giving the people what they want. "Lee

Phillips et Phoenix ont une vision limpide et s'y tiennent, celle de poursuivre la caractérisation d'Arthur et plutôt que surfer sur la vague d'un anti-héros triomphal né du climax du premier film, faire un arrêt sur image sur son état émotionnel juste avant le meurtre de Murray Franklin et sa révélation au grand jour. L'état d'un homme qui ne comprend pas la méchanceté du monde à son égard (comme il l'exprime dans sa confrontation avec Thomas Wayne) et qui ne cherche, n'a jamais cherché, qu'à être aimé. Un homme qui, justement, vient de perdre toute source d'amour entre son histoire entièrement illusoire avec sa voisine et le matricide de sa mère. Un homme apathique donc, rejeté de tous, sans plus d'attache ou de raison d'être, et qui voit alors en Lee et son amour (même toxique) une forme de répit salvateur.

Ce faisant, ils s'appliquent aussi à déconstruire le premier film par le biais d'un dur retour à la réalité constant, de façon particulièrement ostentatoire avec les apparitions des personnages secondaires Sophie et Gary, complètement traumatisés par leur rencontre avec le Joker. À chaque tournant, et sous une couche de scénarisation méta au possible, ils nous implorent d'arrêter de mystifier la figure d'un clown meurtrier, et donc répudient la raison-même pour laquelle nous sommes là devant notre écran. Un film suicidaire, qui ne veut pas de sa propre existence - et donc, un visionnage absolument fascinant.

Alors à quoi bon faire Joker 2 ? Le premier opus était de toutes façons toujours envisagé comme une œuvre à part entière qui se suffisait à elle-même, alors pourquoi ? Dans le fond, la vision de Phillips et Phoenix est claire, intentionnelle, commercialement suicidaire, mais indéniablement réfléchie, et ils y restent fidèles jusqu'au bout. Ce qui leur importe est d'explorer Arthur, pas le Joker, l'homme derrière le symbole, et tant pis s'ils savent pertinemment que ce n'est pas ce pour quoi on est là.

On pourrait même aller plus loin et y lire en filigrane le rejet pathologique d'un rôle symbolique populaire pour Joaquin Phoenix. Un acteur qui a toujours eu un rapport compliqué à la célébrité (On se souvient notamment de I'm Still Here, faux documentaire pour lequel il a prétendu pendant deux ans abandonner sa carrière pour devenir chanteur de hip-hop), soudain propulsé au sommet du box-office, héritant d'une notoriété dont il n'a jamais voulu - comme Arthur avant lui. Folie à Deux peut donc se voir comme un effort conscient pour s'aliéner auprès de sa fanbase ; il a tout donné au personnage d'Arthur Fleck, quoi qu'on ait voulu voir en lui, et choisit de refermer le rideau comme il l'entend, s'assurant définitivement que le Joker, en tous cas ce Joker, ne reviendra pas. C'est peut-être le geste artistique ultime, celui de Molière et Dalida : mourir sur scène.

LE MOT DE LA FIN

Regarder Joker : Folie à Deux est comme observer un immeuble en proie à un incendie initié par son propriétaire. Jamais extrêmement bon, jamais extrêmement mauvais, le film choisit sciemment de nous décevoir en se focalisant sur l'homme que personne ne considère et jamais le mythe que tout le monde attend. En tant qu'acte d'auto-sabotage, c'est absolument magistral : une réussite totale.

NOTE : ? / 10

- Arthur

Tous les gifs et images utilisés dans cet article appartiennent à Warner Bros., et c'est très bien comme ça.