LES SANGLIERS ET LA CHASSE CHEZ LES GAULOIS
En effet, la civilisation celtique dans son ensemble s’est développée au contact des grandes forêts de l’Europe tempérée, ces espaces pleins de vie, de ressources, expressions de la fécondité de la Terre, où le sanglier aime à évoluer. Ce dernier est donc rapidement familier aux habitants de la Gaule ; chassé, il est aussi rapidement domestiqué. Mais il prend de plus une valeur symbolique, au moins à partir de l’époque laténienne (Vème – Ier siècles av. J.-C.). A cela, deux raisons essentielles : son importance dans l’alimentation, puisque domestiqué, il fournit une viande abondante ; ses caractères morphologiques et son comportement à l’état sauvage, c’est-à-dire puissance, courage et ténacité dans la lutte, vivacité et intelligence, comme le savent encore bien les chasseurs.
L’importance du sanglier dans la mythologie des Gaulois est ainsi devenue sans commune mesure avec la place qu’il occupe dans les mythes gréco-romains. Dans les récits abondants qui constituent ces derniers, le sanglier n’intervient que rarement, toujours sous un aspect néfaste, ainsi dans la légende d’Hercule : le troisième de ses travaux a conduit ce héros à combattre le sanglier malfaisant qui se terrait sur Erymanthe, une montagne d’Arcadie [3] ; ou encore, dans le récit rapporté déjà par Homère du sanglier monstrueux de Calydon, envoyé par Artémis dans les environs de cette cité d’Etolie pour punir l’impiété de son roi Œné [4].
Cependant, contrairement à une idée reçue, le sanglier à l’état sauvage, comme le gibier en général, n’occupaient pas une place très importante dans l’alimentation des Gaulois d’avant la conquête romaine. En effet, P. Méniel [5] a montré que le produit de la chasse ne représentait que 6% de la viande consommée par nos ancêtres ; de plus, ce n’est pas le sanglier qui avait les faveurs des chasseurs gaulois, mais le lièvre et secondairement le cerf. Pouvant causer de gros dégâts dans les cultures, le sanglier était parfois chassé pour des raisons de protection, comme encore de nos jours. En revanche, le porc, domestiqué depuis le néolithique, représentait un apport alimentaire fondamental ; plus petit que le sanglier, sa taille approchait celle de nos porcs actuels, avec cette différence qu’il était plus gracile et agile [6]. Souvent noirs et poilus, les porcs gaulois pouvaient encore, contrairement à ses descendants actuels, se confondre avec le sanglier, ce qui explique peut-être la réputation de chasseurs de sangliers acquise par les Gaulois. En effet, Strabon donne une description du porc gaulois qui est peut-être à l’origine de la confusion. La Gaule laténienne n’était pas cet espace entièrement couvert de forêts que l’on a longtemps imaginé, mais un territoire ouvert, largement cultivé et mis en valeur, densément peuplé ; l’alimentation des Gaulois et la place du sanglier reflètent cet état de faits.
Les pratiques funéraires des Gaulois reflètent l’importance accordée à la viande de sanglier et de porc : dès l’âge du Bronze (2000 – 800 av. J.-C.), on dépose dans les sépultures des défenses de sanglier [9] ; à l’époque laténienne, c’est souvent de la viande de porc qui fait office d’offrande et accompagne le défunt dans sa dernière demeure. On y a vu une promesse d’abondance dans l’au-delà, peut-être, pour le guerrier, la préfiguration du banquet divin qui attend les plus méritants.
LE SANGLIER, SYMBOLE DE LA VALEUR GUERRIÈRE
Presque identique est l’attitude du sanglier découvert à Neuvy-en-Sullias (Loiret), en pays carnute ; dans ce cas, il s’agit sans aucun doute d’une enseigne destinée à identifier un corps de troupes, comme il en existe de nombreux exemples proches, ainsi de l’enseigne au sanglier découverte à Soulac (Gironde), chez les Bituriges vivisques. Comme l’attestent de nombreuses monnaies [11], ces sangliers-enseignes semblent avoir été l’attribut d’unités militaires mais aussi de pagi (sing. pagus), subdivision des peuples gaulois, que César appelle ciuitates (cités) : les enseignes manifestaient l’existence collective et la capacité d’agir de manière autonome vis-à-vis des institutions centrales de la cité.
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Sur les monnaies gauloises, le sanglier est une représentation des plus courantes, comme nous l’avons déjà évoqué à propos des pagi. Il est associé soit à des figures divines, soit à des peuples, dont il représente alors la valeur guerrière ; c’est le cas, par exemple, sur des monnaies des Eduens (ci-dessous) ou sur d’autres émises par les Pétrocores.
Enfin, c’est le nom même de certains peuples qui dérive de l’animal, pour s’en attribuer les vertus combattives. En effet, le nom des Cadurques (Quercy), Cadurci, se compose probablement des deux éléments catu-, combat, et turci, les sangliers (gaulois *turcos, au singulier, cf. ancien breton torch), ce qui en fait donc les « Sangliers-du-Combat » [12]. En Pannonie (Autriche actuelle), pays de peuplement celtique, on connaît grâce à une inscription d’époque romaine [13] un Catumocus, formé sur le gaulois moccus (« porc », cf. breton moc’h) et qui peut donc se comprendre comme le « Porc-du-Combat », anthroponyme de sens équivalent au nom des Cadurques. Enfin, un petit peuple des abords du Rhin, les Baetasi, devait sans doute son nom au gaulois *baidos, « sanglier », cf. gallois baedd.
SANGLIER ET PRATIQUES RELIGIEUSES
Précisément, certains témoignages linguistiques attestent de l’existence de sanctuaires vouées à ce type de divinités [14]. Près de Langres, en territoire lingon, c’est-à-dire chez le peuple même qui a produit la statue d’Euffigneix, fut découverte une dédicace à Mercure Moccus, « Mercure-Porc/Sanglier » ; dans la même région, se trouve une hauteur appelée Mont Mercure, autrefois Mont-de-Moque, sur laquelle se trouvait très probablement un temple à Mercure Moccus. Les hauteurs, lieux de séjour privilégié des morts au combat, accueillaient-elles fréquemment des sanctuaires du dieu-sanglier, protecteur des guerriers ? On ne peut s’en assurer, mais il paraît en tout cas certain qu’existait chez les Lingons un important culte à une divinité assimilée à un sanglier. D’autres attestations d’un culte similaire sont attestées ailleurs en Gaule : ainsi dans les Alpes-de-Haute-Provence, une Vallis Moccenis, devenue Val-des-Monts, avait peut-être la même fonction de sanctuaire de hauteur. Chez les Convènes des Pyrénées, Bazert doit sans doute son nom à un ancien sanctuaire de Baesertis deus, dont on a retrouvé une dédicace dans les environs, associant le nom à une représentation de sanglier ; le nom du dieu a pu être formé sur le gaulois *baidos, « sanglier ».
Enfin, il est possible que le sanglier, outre sa symbolique guerrière, acquit la valeur d’emblème sacerdotal : hôte des forêts, mangeur du gland du chêne, il a pu être rapproché de la figure du prêtre, le druide de l’époque gauloise « classique » (IIème siècle av. J.-C.), qui dispensait son enseignement sous les frondaisons et vénérait le chêne plus que les autres arbres [15].
LA POSTÉRITÉ : LÉGENDES ET CHRISTIANISME
D’une aussi riche tradition, il devait forcément rester quelque chose, même après la fin du paganisme gallo-romain. L’Eglise a combattu l’image et la vénération du sanglier, comme elle a combattu tous les symboles rappelant l’ancienne vision du monde européenne, qui intégrait l’homme à un ensemble unitaire mêlant hommes et dieux et faisait du monde même une entité sacrée ; il fallait apprendre aux Gaulois comme aux autres peuples que les belles choses, les plus vénérables, ne sont pas de ce monde. L’image du porc et du sanglier s’est alors peu à peu transformée : bien que toujours à la base de notre alimentation, le premier a acquis une image de saleté, d’impureté, délibérément élaborée par les clercs ; le second, sorti du domaine du sacré, a néanmoins conservé, comme nous le soulignions au départ de ce petit texte, une valeur qui en fait un animal respectable.
Les légendes irlandaises et galloises, héritières du vieux fonds celtique, ont conservé une place à l’animal emblématique de nos ancêtres : ainsi, par exemple, dans le conte gallois de Kulhwch et Olwen, l’énorme sanglier malfaisant Twrch Trwyth, ou son équivalent irlandais Orc Triath [16]. La chasse du sanglier prend alors une valeur symbolique : le roi, le guerrier, cherchent à s’emparer de l’antique science des prêtres. Les légendes irlandaises racontent également que Dagda, héritier de l’ancien Taranis, fit l’acquisition d’un cochon magique que l’on pouvait manger un jour et retrouver intact le lendemain : on y retrouve la trace du cochon comme garant du bien-être post mortem des guerriers. On est loin cependant du sanglier posé en modèle de combativité et vénéré pour lui-même.
L’omniprésence du sanglier dans nos forêts, mais probablement aussi la permanence d’un imaginaire européen propre, explique que le sanglier figure encore dans l’héraldique médiévale comme un animal symbolisant la force et la ténacité : le fameux sanglier des Ardennes, s’il n’est peut-être pas l’héritier direct d’un dieu-sanglier gaulois, montre néanmoins que la continuité symbolique peut prendre des voies diverses et survivre aux ruptures religieuses ou culturelles [17].
Il n’existe pas de synthèse de fond sur la symbolique du sanglier ; nous renvoyons aux ouvrages et articles cités en notes pour la bibliographie. Il existe un article de Wikipédia sur la question, mais il est très mauvais, mélange sans discernement les données des sources antiques et celles des traditions médiévales insulaires, ne cite que peu de sources, et surtout, est pollué par un excursus inutile dont le caractère idéologique est tout aussi visible que grotesque. Il existe également un article sur le site « l’Arbre celtique » : utile mais succinct, il ne se préoccupe que secondairement des sources antiques.
[1] Au Luxembourg, la population de sangliers a augmenté de 800 % depuis 1971 !
[2] Voir la revue Sanglier passion et son site officiel http://www.sanglier-passion.com/.
[3] P. Commelin, Mythologie grecque et romaine, Paris, 1994, p. 257.
[4] Homère, Iliade, chant IX, vers 533 et suivants.
[5] P. Méniel, Chasse et élevage chez les Gaulois (450 – 52 av. J.-C.), Paris, 1987, p. 89-96.
[6] Idem, op. cit., p. 8-11.
[7] S. Reinach, Bronze figurés de la Gaule romaine, Paris, 1894, p. 50, n° 29.
[8] Par exemple, chez M. J. Green, Mythes celtiques, Paris, 1995 (trad. frçse), p. 111.
[9] V. Kruta, article « Sanglier », dans Les Celtes. Histoire et dictionnaire, Paris, 2000, p. 807.
[10] J. Lacroix, Les noms d’origine gauloise. La Gaule des dieux, Paris, 2007, p. 119-120.
[11] St. Fichtl, Les peuples gaulois. IIIe – Ier siècles av. J.-C., Paris, 2004, p. 17.
[12] J. Lacroix, opus cit., p. 118.
[13] CIL, XIII, 6480.
[14] J. Lacroix, opus cit., p. 121-122.
[15] C’est ainsi que R. Guénon, dans Symboles fondamentaux de la science sacrée, p. 156, dans le chapitre « Le sanglier et l’Ourse », attribue à l’Ourse une valeur guerrière, au sanglier une valeur sacerdotale, en se fondant sur les diverses traditions indo-européennes.
[16] M. J. Green, opus cit., p. 111-112.
[17] Le sanglier se trouve parmi le bestiaire commun de la chevalerie française, cf. le site « Au blason des armoiries ».
Amaury Piedfer.