Éphéméride culturelle à rebours
Le 28 août 1749 naît à Francfort-sur-le-Main Johann Wolfgang von Goethe.
Extrait du Discours de Paul Valéry en l'honneur de Goethe.
Discours prononcé en Sorbonne, le 30 avril 1932, à l'occasion de la commémoration du centenaire de sa mort
(Weimar, le 22 mars 1832).
Ce qui me frappe dans Goethe, avant toute chose, c'est cette vie fort longue. L'homme du développement, le théoricien des actions lentes et des accroissements successifs (qui se combine curieusement en lui avec le créateur de Faust, qui est l'impatience même), a vécu tout le temps qu'il fallut pour éprouver maintes fois chacun des ressorts de son être ; pour qu'il fît de soi-même plusieurs différentes idées, et qu'il s'en dégageât et se connût toujours plus vaste. Il obtint de se trouver, de se perdre, de se reprendre et reconstruire, d'être diversement le Même et l'Autre; et d'observer en soi-même son rythme de changement et de croissance. Un changement d'amplitude presque séculaire, par la substitution insensible des goûts, des désirs, des opinions, des pouvoirs de l'être, fait songer qu'un homme qui vivrait assez obstinément éprouverait successivement toutes les attractions, toutes les répulsions, connaîtrait, peut-être, toutes les vertus; à coup sûr, tous les vices; épuiserait enfin, à l'égard de toute chose, le total des affections contraires et symétriques qu'elle peut exciter. Le Moi répond, après tout, à tout appel; et la Vie n'est au fond que possibilité.
Mais cette quantité de durée qui forme Goethe abonde en événements de première grandeur, et pendant cette longue présence, le monde lui offre à contempler, à méditer, à subir, et parfois à écarter de son esprit, un grand nombre de faits considérables, une catastrophe générale, la fin d'un Temps et le commencement d'un Temps.
Goethe naît dans une époque, dont nous savons aujourd'hui qu'elle fut délicieuse. Il s'élève dans ce siècle de plaisirs et d'encyclopédie, où, pour la dernière fois, les conditions les plus exquises de la vie civilisée se sont trouvées réunies. L'élégance, le sentiment, le cynisme s'y voient à demi confondus. On voit s'y développer à la fois ce qu'il y a de plus sec et de plus tendre dans l'âme. Les salons mêlent aux dames les géomètres et les mystes. On remarque un peu partout la curiosité la plus vive et déjà la plus libre, l'irritation joyeuse des idées, la délicatesse dans les formes. Goethe prit assurément sa bonne part de douceur de vivre [...]
Le sentiment tout-puissant d'être une fois pour toutes possède Goethe. Il lui faut tout, il faut qu'il ait tout connu, tout éprouvé, tout créé. Et c'est en quoi il est prodigue de tout ce qu'il est ; il prodigue ses apparences et ses produits de variété; mais il retient jalousement ce qu'il pourrait être : il est avare de son lendemain. La vie, après tout, ne se résume-t-elle pas dans cette formule de paradoxe : la conservation du futur ? [...]
Il faut donc tout à Goethe. Tout, et de plus, être sauvé. Car Faust DOIT être sauvé.
Paul Valéry, Variété IV [1938], Éditions Gallimard, Collection blanche, 1960, pp. 100-107.