C’est vraiment ballot, quand on y pense ! Limite rageant…
Car enfin, souvenons-nous : 1989, la chute du communisme en Europe de l’Est, la fin du Mur de Berlin, la Guerre Froide qui s’achève et une ère nouvelle qui s’ouvre pour le monde ! Enfin, plus précisément pour l’Europe et les USA, mais à l’époque le modèle victorieux et vertueux ne pouvait qu’étendre presque mécaniquement ses bienfaits sur toute la surface du globe. Après presque un demi-siècle à vivre dans la peur d’une destruction quasi totale, le Vieux Continent pouvait enfin espérer toucher les dividendes de la paix. Et il se prit à oublier les leçons de l’Histoire…
Petit rappel des événements, non exhaustif ni dénué de mauvais esprit, avant le retour au réel de ces temps derniers…
1. La guerre du Golfe : quand l’illusion se met en place…
Certes, tout n’était pas parfait après la chute de l’Empire Soviétique et de son glacis est-européen, mais le spectre de la guerre interétatique « à l’ancienne » semblait s’éloigner pour de bon… Provocateur, un maladroit dictateur moyen-oriental voulut faire mentir cette belle espérance. Mal lui en prit : en envahissant son petit voisin fortuné, au début de la dernière décennie de ce sanglant 20éme siècle, le piètre stratège moustachu s’attira l’ire des grandes puissances désormais libérées de la menace soviétique. S’ensuivit pour son armée une monumentale rouste multinationale puis, pour faire bonne mesure, un sévère embargo, histoire de châtier les sujets de l’impétrant.
La victoire massive des alliés pendant la première guerre du Golfe eut des effets intéressants sur nos perceptions de la guerre :
- Désormais, c’était certain, plus aucun État ne se risquerait à en attaquer un autre militairement. Il y aurait toujours, ça et là, des bandes dépenaillées pour s’étriper sous d’obscurs prétextes, mais les Nations étaient devenues raisonnables : la guerre « classique » n’était plus une solution aux problèmes de ce monde nouveau.
- Ce nouvel ordre mondial avait un seigneur incontesté : les Etats-Unis d’Amérique, assistées de quelques alliés fidèles, dont l’Europe, qui se chargeraient de remettre au pas les déments qui n’auraient pas retenu la leçon. Pour ce faire, et comme la menace aux frontières avaient disparu, de profondes réformes des structures des armées se mirent en place : démassification, professionnalisation, technophilie, etc.
- Ce nouvel ordre mondial se voulant juste et justifié, il se basait sur des organisations internationales reconnues et des règles de droit censées réguler et régler les conflits : l’ONU avait le vent en poupe, l’OTAN restait l’alliance militaire la plus puissante et solide du monde. L’Europe de la Défense ? Bof, non, trop compliqué à mettre en place et trop couteux. Gaspiller les précieux « dividendes de la paix » dans des dépenses d’armement ? Pas fou, non ?
- Bien sur, du côté des spectateurs, neutres ou pas mais n’y pouvant rien, de cette démonstration de force, se mettait déjà en place le processus éternel du contournement : peu résolus à accepter un ordre présenté comme immuable, ils commencèrent à réfléchir aux moyens de contrer cette force pas si irrésistible que cela. Ainsi, les puissances émergentes (Inde, Chine) se dirent qu’elles allaient devoir batailler dur, et pas forcément là où on les attendait, pour se faire une place dans ce monde unipolaire ou presque. De l’aveu même des deux colonels chinois qui ont écrit « La guerre hors limite », c’est le choc de Tempête du Désert qui initia leurs réflexions. Quant à la grande puissance convalescente qu’était la Russie, elle pansait ses plaies, bien décidée à revenir sur le devant de la scène. Bien décidée, aussi, à se jouer habilement des pieuses règles mises en place par d’autres. Certaines puissances régionales, de leur côté, s’avisèrent que, peut-être, la possession d’armes nucléaires pourrait leur éviter le funeste sort de l’Irak.
Ainsi, tandis que nous pensions voguer sur une mer d’huile, beaucoup, dans les cales, ruminaient la fin de cet éphémère âge d’or où ils n’étaient destinés qu’à jouer de petits rôles en coulisse.
2. Deuxième phase de l’illusion : l’ingérence humanitaire.
Mais le shérif ne peut décemment intervenir pourtant et tout le temps : pour les affaires mineures qui ne nécessitent pas l’utilisation de toute son artillerie, les adjoints doivent aussi se remuer à l’occasion. Et, de fait, il y a toujours des malfaisants pour exciter les plus bas instincts des peuples et les amener à se massacrer les uns les autres. Certes, ces barbares, qui n’ont pas été informés des transformations du monde, ont le bon gout de limiter leurs méfaits à l’intérieur de leurs frontières. Pour autant, allons-nous les laisser polluer impunément nos journaux télévisés d’images cruelles, au risque de choquer nos consciences exigeantes ? Non !
D’où le concept d’ingérence humanitaire. Petit résumé, ironique et partial, du raisonnement menant à cette sublime posture : certains arriérés n’ont pas compris les bienfaits du bonheur démocratique universel et persistent à croire en la vertu de la force : pour un oui ou pour un non, ils font subir à leurs compatriotes ces exactions d’un autre âge qui nous font horreur ; d’un autre côté, nous sommes si riches, si puissants, et nous avons trouvé la recette du bien-être universel ; de plus, nos armées, encore nombreuses et redoutables, auréolées de la victoire contre Saddam, ne servent pas à grand-chose confinées dans leurs casernes à attendre un ennemi qui ne viendra plus. Rajoutez à cela un vieux fond de culpabilité historique et faites intervenir quelques brillants trublions médiatiques, spécialistes de l’indignation tous azimuts. Voilà, vous y êtes : l’ingérence humanitaire s’impose évidemment !
Concrètement, il s’agit d’envoyer nos braves militaires villégiaturer dans des contrées hostiles, sans carton d’invitation, pour convaincre tous les belligérants des bienfaits de la paix. Nul doute que, face à ces miliciens sans foi ni loi, un froncement de sourcils suffira à ramener tout ce beau monde à de meilleurs sentiments. Car, étrange paradoxe, il ne s’agit pas d’envoyer des soldats pour faire la guerre, mais pour rétablir illico presto la paix. Bêtement, on pensait que les militaires faisaient la guerre pour établir les conditions d’une paix meilleure, l’affirmation finale de cette dernière étant l’affaire des politiciens. Mais comme on vit dans une époque formidable, on saute une étape : on fait la paix directement, sans passer par la case « guerre ». Puissant, non ? D’où des règles d’engagement délirantes, ubuesques et finalement mortifères pour de pauvres soldats occidentaux sommés de faire un « métier » qui n’est pas le leur.
Car, c’est ballot on vous dit, les rudes guerriers qui se tuent dans ces pays, ne partagent pas notre angélisme et, voyant que les bonshommes en bleu ne peuvent pas répliquer, ou presque, ils se contentent, après une courte phase d’observation étonnée, de reprendre leurs activités massacrantes presque comme si de rien n’était. Quitte à faire quelques cartons sur les ingérants s’ils s’avisent à prendre trop d’initiatives.
Dans les faits, cette tragique illusion durera jusqu’en 1995, lorsqu’une section de marsouins « velus » ira reprendre, à la grenade et à la baïonnette, un poste capturé par les Tchetniks. Pour faire bonne mesure, quelques salves d’AUF-1 sur l’artillerie serbe achèveront de convaincre ces derniers que l’armée française était bien toujours la même : pas des Gentils Organisateurs d’une foire compassionnelle d’inspiration onusienne, mais une force rugueuse et agressive lorsqu’on la chatouille de trop. Qui s’y frotte s’y pique. Enfin.
Mais combien de soldats morts, avant le sursaut, à cause de l’ineptie criminelle de règles d’engagement dictées par des stratèges germanopratins ?
3. Retour de la « petite guerre » et lancement du boomerang kosovar…
C’est ballot mais, d’une part on est toujours l’ennemi de quelqu’un et, d’autre part, celui-ci n’est pas forcément le dernier des imbéciles…
Alors, plutôt que de s’aligner sagement sur le champ de bataille en une collection de jolies cibles à traiter par nos armes intelligentes, il va réfléchir et s’adapter. Et nous imposer son propre tempo, sa cadence meurtrière sans, le coquin, nous demander notre avis. Hyperterrorisme sur nos arrières, techno guérilla là où nous intervenons, fièvre de la guerre idéologique, sans pitié ni lois de la guerre, sans frontières ni uniformes, sont désormais les moyens « asymétriques » choisis par eux pour nous entraîner dans un tourbillon de violences sans fin. Et nous devons réapprendre urgemment les rudiments de la contre-insurrection, relire Trinquier, Gallieni et Lyautey, traduire Galula en français, nous replonger dans le cloaque de la guerre de partisans. Nous ne voulons pas vraiment faire la guerre, cette chose sale, couteuse et dégradante qui appartient si durement à notre passé, mais seulement aider à reconstruire, à stabiliser, à rétablir la paix. Et eux prennent un malin plaisir à nous plonger brutalement dans la vérité cruelle, violente et éternelle de la guerre : la souffrance, la mort, le sang, les larmes et les corps de nos jeunes qui nous reviennent dans des cercueils. Les sagouins !
Parallèlement, et tandis que les Démocraties guerroient contre l’adversaire asymétrique sur son terrain miséreux, une autre tempête, peut-être plus redoutable encore, se forme au loin. Aussi inévitable que le lever du soleil, elle a trouvé l’un de ses prétextes déclencheurs dans le dernier avatar de notre escapade balkanique : l’indépendance du Kosovo accordée au nom du droit des peuples à disposer librement d’eux-mêmes. Le beau principe que voilà, et français qui plus est ! Sauf que baser sa gestion des relations internationales sur des principes en face de contradicteurs habiles et qui n’en ont que faire, c’est accepter sciemment un jeu dangereux.
On déclare des guerres illégales au nom du droit des peuples et de l’ingérence humanitaire ? On accorde royalement l’indépendance à une minorité ethnique persécutée par un pouvoir central pas trop sympathique ? Fort bien ! Mais lorsqu’un compétiteur futé nous rend la politesse, on se retrouve le nez enfariné, bégayant d’indignation devant le bras d’honneur, contraint d’avaler son chapeau. Et voilà comment un bon joueur d’échec (ou de go…) peut flanquer de sévères migraines à des décideurs qui en sont restés aux Mille Bornes…
4. Retour aux classiques !
Il aura fallu du temps, et du sang, mais il semble que nous en soyons revenus à une conception plus classique, plus réaliste des relations internationales et des conflits armés qui les entachent inévitablement.
Tâchons d’en résumer brièvement quelques grands axes :
- Le désarmement massif, les dividendes de la paix, les armées humanitaires ne sont que des foutaises. Une Nation sans armes, qui néglige sa Défense et/ou se repose sur d’autres pour l’assurer, ne mérite pas l’intérêt et ne suscitera ni respect, ni pitié. Nous ne sommes pas plus et pas moins en paix aujourd’hui que nous ne l’étions il y a trente ans ou plus. Les menaces sont simplement différentes. Le glaive reste l’axe du monde. Cela a toujours été le cas et, sauf mutation soudaine et imprévisible de la structure mentale de l’être humain, cela le sera probablement toujours.
- Les opérations de maintien de la paix sont, dans le meilleur des cas, longues et hasardeuses. On ne sépare pas des populations ayant de solides griefs et qui sont décidés à en découdre comme on calme une bagarre d’ivrogne. Si vraiment, et pour de bonnes raisons, on choisit de s’impliquer dans l’un de ces tortueux conflits internes, faisons-le en toute connaissance de cause, avec les moyens et les règles d’engagement qui vont bien.
- Nous ne devons pas confondre opérations de stabilisation, où le recours aux armes est marginal même s’il doit rester une option crédible, et contre-insurrection. Dans le premier cas, nous empêchons la violence pour parvenir à la paix ; dans le second, nous utilisons la violence, mais pas qu’elle, dans le même but. La contre-insurrection, c’est la guerre. Pour ne prendre que deux exemples, Licorne, en Côte d'Ivoire, c’était de la stabilisation ; l’Afghanistan, c’est de la contre-insurrection.
- L’ordre de Puissances, pas aussi figé qu’on le pense parfois, est au contraire en pleine mutation. Les États, les alliances entre États, poussent leurs pions, abattent leurs cartes, parfois subrepticement, parfois brutalement, avec sottise ou habileté, dans l’urgence ou la pleine conscience des événements. La France, l’Europe, l’Occident (un mot qui mérite d’être mieux défini, je sais…) doivent se trouver leurs places dans cet univers mouvant.
- Corollaire de ces frictions entre Puissances, les guerres interétatiques, ouvertes ou camouflées, conventionnelles voire nucléaires, sont loin d’être aussi impossibles qu’on pouvait l’espérer à la fin du siècle dernier.
- Tout est politique et la politique c’est tout. Les citoyens doivent acquérir une conscience politique supérieure pour accéder à la pleine compréhension de la complexité du monde, ne pas se laisser abuser par l’écume des événements et pousser leurs représentants à adopter une attitude conforme à leurs aspirations profondes.
Et j’en oublie…
Beaucoup d’exigences et de dangers, donc, mais autant d’opportunités à saisir ou de contraintes à subir, si l’on n’y prend pas garde. Comme tout cela, en tout cas, nous ramène loin des doux rêves d’autrefois où la paix paraissait si proche…
C’est ballot, l’homme, quand même…