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"Batman : The Dark Knight"

Publié le 28 août 2008 par Jb
d8917c958be22b1698199f76a056fbdc.jpg Note : 9/10
Après deux premiers opus signés Tim Burton, suivis de deux navets qui l’avaient fait sombrer dans le "disco-gay catastrophique" (dixit une critique de magazine télé), puis un épisode renouant radicalement avec le côté dark et crédible, voici le sixième volet cinématographique des aventures de Batman : The Dark Knight. Il est sans doute l’un des plus réussis et confirme définitivement la possibilité de faire du personnage de Batman un must en matière de profondeur narrative, visuelle et symbolique (j’allais dire mythologique), bien plus loin encore que les X-men ou Spiderman.

Christopher Nolan, le réalisateur, avait déjà expérimenté le côté sombre de l’homme chauve-souris dans Batman Begins mais certains choix scénaristiques n’avaient pas permis de "maximiser" son potentiel. Sans doute, pour ce faire, fallait-il (comme dans le Batman originel) faire intervenir son ennemi le plus paradigmatique, le Joker. C’est donc l’option qui a été retenue, un Joker dont le côté bouffon est réduit à la portion congrue mais dont, en revanche, l’aspect démoniaque est porté à son paroxysme. Ce n’est plus Jack Nicholson qui l’incarne mais Heath Ledger, avec il faut le reconnaître un certain talent.
Ce sont donc deux heures trente de feu d’artifice, de tension permanente, de "bruit et de fureur" comme dirait l’autre, dans un Gotham City comme toujours glauque à souhait et qui semble n’être rien d’autre qu’une tour de Babel du crime, au sein de laquelle les forces de l’ordre essayent de se débattre tant bien que mal. Elles y parvenaient relativement bien d’ailleurs, avec l’aide de Batman, jusqu’à ce que le Joker mette au sein de ce système si l’on ose dire "bien huilé", un zeste de chaos et d’anarchie (en apparence) qui font déraper la machine et sombrer le tout dans une hystérie collective qui flirte avec Vol au-dessus d’un nid de coucous.
Au-delà des intrigues criminelles et de la réflexion sur la justice, au-delà du chassé croisé amoureux et de la relation triangulaire unissant Bruce Wayne-Batman, Rachel et le procureur Harvey Dent, au-delà des combats titanesques qui parsèment le film, The Dark Knight est tout entier fondé sur l’opposition entre ordre et chaos, organisation et anarchie.
C’est le Joker qui permet, à la fois implicitement et explicitement, au spectateur de questionner ces deux notions et d’aller au fond des choses. En substance, lors d’une scène de face-à-face comme il y en a plusieurs durant le film, le Joker explique à Batman que les gens sont rassurés par le fait de savoir que tout est planifié, calculé et fait partie d’un "système" : peu importe qu’ils ne comprennent pas, sur le moment, ce qui leur arrive, pourvu qu’ils sachent que cela s’intègre dans un tissu et un réseau d’ensemble, pensé et voulu par quelqu’un, devant aboutir à une finalité déjà prévue à l’avance. Inversement, rien ne saurait les angoisser davantage que d’apprendre que la machine fonctionne à vide, sans pilote dans l’avion, et que la destination est inconnue. Contrairement à l’idée reçue consistant à dire que le "complot" c’est mal, le Joker pense au contraire que le complot est apaisant pour l’esprit.
Face à cela, le Joker est donc censé incarner l’anarchie, la destruction, le chaos n’ayant d’autre finalité que lui-même, la combustion et les réactions en chaîne qui ne s’achèvent que lorsqu’il n’y a plus de carburant. D’ailleurs, les armes préférées du Joker sont l’essence, la dynamite et une allumette, bien sûr parce que, comme il le dit avec une certaine ironie involontaire étant donné la crise pétrolière désormais bien installée, "elles ne coûtent pas cher", mais surtout parce qu’elles symbolisent cette forme très particulière de destruction.
Cela étant dit, tout n’est pas si simple, et c’est d’ailleurs ce qui finira par perdre le Joker. Car celui-ci, malgré l’apparence de la gratuité et de la folie, a un plan extrêmement bien ficelé et programmé. Il mise sur les réactions des autres, à la fois individuellement et collectivement, pour parvenir à ses fins. Il pense qu’en agissant de telle façon, il va provoquer en retour chez la victime de ses agissements telle réaction, en apparence irrationnelle mais en réalité parfaitement "raisonnable" puisque, précisément, elle se produit comme attendu. C’est ici que se situe l’aporie.
Son plan va fonctionner avec Harvey Dent qui, ayant perdu Rachel, se laisse consumer par la rage et la vengeance et devient "double face" (encore une allégorie monstrueuse de l’opposition manichéenne entre bien et mal, ordre et chaos). Batman sera obligé de l’anéantir puisqu’il refuse d’entendre raison. En revanche, le plan du Joker va s’avérer déjoué à l’échelle collective : alors qu’il a mis au point un piège sophistiqué et qu’il attend de la part des habitants de Gotham City telle réaction devant mener à la guerre civile et à l’anarchie pure et simple, celle-ci n’aura finalement pas lieu.
Le film de Christopher Nolan est donc une réussite : non seulement par rapport au mythe de Batman, qui atteint là des sommets, mais également par rapport au reste de sa carrière de cinéaste (The Dark Knight, de par certaines de ses thématiques, n’est pas si éloigné d’un autre excellent film de Nolan, Le prestige).
Ce qui, toutefois, enfonce le clou est sans doute le sous-bassement politique du film. Car la réflexion sur l’ordre et l’anarchie est évidemment un topos de la science politique, mais elle est ici remise au goût du jour : il sera impossible de ne pas se demander si le capitalisme va quelque part, selon un plan bien déterminé ("la main invisible"), ou si à l’inverse personne ne sait vers quoi il nous mène, que ce soit pour les uns vers une aube nouvelle, pour les autres vers la destruction. Que cette réflexion se fasse sous le prisme du complot, renvoie par ailleurs à toute la littérature autour de la "théorie du complot", du reste si souvent exploitée au cinéma, et je renvoie ici et ici à mes deux chroniques sur l’ouvrage fécond de Fredric Jameson, La totalité comme complot.
Voilà, la boucle est bouclée.

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