« Somme », « monument », ces mots viennent spontanément sous la plume pour tenter de décrire le livre que Michel Jarrety vient de consacrer à Paul Valéry. Quelques chiffres peut-être ? : 1370 pages de texte dense, plus de 5 cm d’épaisseur et environ 1, 5 kg.
On se trouve ici devant une biographie aussi exhaustive que
possible. Michel Jarrety semble avoir embrassé tout le champ des ressources
propres à le faire progresser dans l’exploration de la vie de Paul Valéry
(1871-1945). Il a opté pour la présentation
chronologique des faits et déroule ainsi le tissu très serré de cette vie hors
norme.
Les pages sans doute les plus prenantes, les plus émouvantes sont à mon sens
celles consacrées aux trente premières années de Paul Valéry. Notamment parce
que, venant s’opposer aux images stéréotypées et figées par la notoriété qu’on
peut avoir aujourd’hui de l’écrivain, on y découvre un homme qui manque de
confiance en lui, qui se cherche, qui reste à la charge de sa mère et de son
frère des années durant, qui n’arrive pas à trouver sa place, qui écrit
quelques livres essentiels puis abandonne la poésie, voire l’écriture et met un
long temps à y revenir. Années marquées aussi par les plus belles amitiés, dont
trois en particulier : Mallarmé, Gide et Pierre Louÿs.
Car un des grands mérites de ce livre et ce qui le rend passionnant de bout en
bout, c’est d’être une véritable traversée de près de soixante ans de la vie
littéraire en France : l’index à lui seul occupe plus de cinquante pages
et recense aussi bien Maurice Barrès que la princesse de Bassiano, Bergson ou André
Breton, Léon-Paul Fargue, Paul Claudel, Gaston Gallimard que les Lebey, André
l’ami et Edouard dont Valéry sera pendant des années le secrétaire, et tant
d’autres, parmi les figures littéraires et politiques les plus marquantes de
l’époque. De beaucoup d’entre eux Michel Jarrety dresse un vrai portrait :
ainsi pour Pierre Louÿs ou pour André Gide, présent du début à la fin de la vie
de Valéry et dont il donne une image chaleureuse, humaine, émouvante. Car loin
d’être enfermé dans une tour d’ivoire et attelé en permanence à sa table de
travail, Valéry est pris le plus souvent dans un tourbillon de rencontres,
d’invitations, parfois mondaines, de voyages, de sollicitations, tourbillon qui
ne cesse de s’amplifier au fur et à mesure que la célébrité s’établit.
.
Cette biographie accorde une large part aux femmes, si
importantes dans la vie de Paul Valéry. Depuis Jeannie l’épouse, qu’il a connue
dans l’entourage de Mallarmé (elle était la cousine de la fille de Berthe
Morisot), en passant bien sûr par la plus célèbre d’entre elles, Catherine
Pozzi, mais aussi deux autres figures
essentielles et beaucoup moins connues peut-être, Renée Vautier et Jeanne
Loviton. On découvre un Valéry sujet à la passion, souvent obsessionnelle (il
avait pourtant tenté de se délivrer de ce type de tourment après un amour muet
de jeunesse qui l’avait presque détruit). Un Valéry qui aspire à une union
complète avec les femmes aimées, esprit, corps, cœur et âme. Un Valéry souvent
très malheureux comme en témoignent de nombreux extraits de lettres, à
Catherine Pozzi bien sûr, mais aussi dans les tout derniers mois de sa vie,
celles, poignantes qu’il adresse à une Jeanne qui s’éloigne et qui va épouser Robert
Denoël. Mais aussi un Valéry qui peine à considérer les unes et les autres comme de
véritables créatrices et on sait à quel point cela sera souvent insupportable à
Catherine Pozzi !
Très détaillée aussi la vie publique de Valéry qui est d’une richesse extrême :
on revit ici l’élection à l’Académie, les cours au Collège de France, on suit
les engagements divers, notamment à la S.D.N, assiste aux innombrables
conférences données un peu partout. Michel Jarrety explore, d’une manière qui
semble neutre et objective, l’attitude souvent contradictoire (parce que fondée
sur un mélange instable de prudence conservatrice et de liberté de la pensée)
de Valéry face aux évènements historiques, notamment pendant l’affaire Dreyfus
et pendant la seconde guerre mondiale.
Le lecteur pourrait craindre d’être noyé sous l’avalanche de
détails mais aussi nombreux soient-ils, chacun contribue à la peinture d’une
sorte de grande fresque historique qui place en son centre un homme au destin
exceptionnel, aux amitiés non moins exceptionnelles, à l’influence
considérable. Et ils rendent l’écrivain à la fois présent, proche et très humain.
Comme souvent, comme toujours peut-être avec ces biographies magistrales et
exhaustives, le sentiment du mystère de la création, loin d’être élucidé, ne
fait que se renforcer. Au milieu de tous ces faits, évènements, personnages, lieux,
la part réservée à l’écriture semble minime. Et ce n’est sans doute pas du fait de l’auteur de la biographie qui utilise très judicieusement les
citations, parfois extraites de sources difficilement accessibles et qui
s’interroge de façon personnelle sur tel ou tel aspect de la personnalité et du
travail littéraire de son sujet. L’activité créatrice de Paul Valéry est bien
sûr scrutée, les travaux en cours présentés, les publications répertoriées,
mais semble parfois difficile à mettre en évidence dans le flux des pages, des
données.
Voilà en tout état de cause un ouvrage de référence et qui fait date, indispensable à tous ceux qui s’intéressent à l’œuvre et à la vie de Paul Valéry mais au-delà à l’histoire littéraire de la fin du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle.
©florence trocmé
Présentation du livre dans Poezibao
Michel Jarrety
Paul Valéry
Fayard, 2008
1370 p., 52 €
Paul Valéry dans Poezibao :
Bio-bibliographie,
extrait 1, extrait 2, notes sur la poésie 1, notes sur la poésie 2, Paul Valéry, poète de la sensualité (par F. Sicre), extrait 3
LES COMMENTAIRES (2)
posté le 05 janvier à 12:30
"le luxe de la langue", on a pu dire cela à propos de la richesse et de la maîtrise de l'écriture valéryenne.
Il n'est aucune leçon à donner à quiconque ! Le but de la poésie est bien de charmer l'existence, pas de la compliquer... Cependant... Les personnes tentées par l'acquisition de certaine aisance, de certaine agilité dans les pratiques d'écriture liront ce qu'Elena vient d'écrire dans les pages d'un article consacré à Paul Valéry... On verra à quel prix, de quelle peine, le "luxe" de la langue a pu être acheté.
" Connaissez-vous ce sonnet (irrégulier par ailleurs !) ? Je le trouve plutôt bien... malgré son irrégularité. Il faut écouter ses occlusives - Q, G - comme dans "seC, orGueil, eXcès...", et leurs résorptions en chuintantes - CH, J - comme dans "Gemmes, Jus"... Il y a une métaphore, un sens caché ("le sens doit être caché dans les vers comme la valeur nutritive dans les fruits") mais on s'en fiche ! C'est d'abord un régal de sonorités...
LES GRENADES (à lire lentement, intensément, phonème à phonème)
Dures grenades entr'ouvertes, Cédant à l'excès de vos grains, Je crois voir des fronts souverains Eclatés de leurs découvertes...
Si les soleils par vous subis, O grenades entrebâillées, Vous ont fait d'orgueil travaillées Craquer les cloisons de rubis,
Et que si l'or sec de l'écorce A la demande d'une force Crève en gemmes rouges de jus,
Cette lumineuse rupture Fait rêver une âme que j'eus De sa secrète architecture.
P. Valéry
(Paul Valéry qui disait : "Il y a toujours gros à parier que des vers sont mauvais.")
ICI COMMENCE L'HISTOIRE
"L'évolution de Valéry est une véritable leçon technique - je parle de l'évolution de son écriture.
"Il y a les poèmes de jeunesse, dans lesquels Valéry (comme ses contemporains) meuble un peu lourdement ses alexandrins d'adjectifs à tous les angles. La syntaxe est bien faible. Mais ces premiers poèmes, rassemblés vingt ans plus tard sous le titre Album de vers anciens contiennent du Valéry à venir. L' « ambre » par exemple, la « vendange », les « mouvements » du poème Anne (1890) appartiennent au lexique futur. La Jeune Parque 1913-1917 se souviendra de la figure féminine charnelle, du sommeil vaporeux et de l'amertume marine.
"Les presque vingt années durant lesquelles Valéry ne fit plus de vers l'ont arraché (qu'il l'ait ou non voulu) aux tics poétiques de l'époque. Il pouvait regarder de loin ce qui se faisait un peu partout... Il s'étonna lui-même de revenir au vers après une si longue absence. "Qui me l'aurait dit, je lui eusse ri au nez !" En revanche il n'avait jamais cessé d'écrire ses fameux Cahiers. Tous les matins très tôt, "entre la lampe et le soleil", il notait, creusait, enchaînait ses réflexions sur tous les sujets qui excitaient son esprit curieux et inlassable - sciences, politique, poétique, psychologie, linguistique, esthétique... (Il le fit toute sa vie.) Je peux croire que l'efficacité recherchée de ces notes quotidiennes dut forger la qualité de leur expression, - et renforcer par la suite l'exigence de l'écrivain poète.
"A plus de quarante ans Valéry revint donc au vers – aux vers plutôt ! - avec difficulté, commençant d'abord par réunir, puis reprendre, retoucher, corriger voire réécrire tous ses premiers poèmes en vue de la publication que Gide avait souhaité en faire (dans sa Nouvelle Revue Française). Il voulut composer une quarantaine de vers d'adieu à la poésie. Ces quarante lui devinrent un quasi-enfer quotidien durant quatre années (1913-1917), d'où sortirent finalement le long monologue (cinq cent douze vers) de La Jeune Parque.(Il faut lire, si l'on est intrigué par cette douloureuse "remontée au jour" poétique, les lettres que Valéry écrivait à ses amis - Pierre Louÿs, André Gide... - durant cette période, dans ce Paris anxieux que les armées allemandes approchaient de plus en plus, dans ce calvaire d'un autre ordre de réalité qui était celui de la Grande Guerre.)
"Chose malgré tout amusante - mais aussi chose sérieuse, qui peut plaire aux lecteurs les plus techniquement intéressés par l'évolution de l'écriture valéryenne, comme de toute écriture d'ailleurs... En l'occurrence : le poète confesse qu'à ce moment pénible, c'est la redécouverte de Racine – à travers les récitations qu'il faisait faire à ses enfants des tirades apprises pour le collège - , qui lui apprit lui devenu adulte de quel ordre relevaient précisément les difficultés du poème qu'il s'efforçait d'écrire. Jamais probablement, sans ces récitations, il n'aurait exhumé Racine de ses propres souvenirs de collégien. Surtout surtout : jamais non plus, il n'aurait si profondément pris conscience de la nature et de la qualité de l'art de Racine ! (La leçon m'a toujours semblé fabuleuse.)
"Ce qui étonnait beaucoup Valéry, était d'abord l'impuissance dans laquelle il se trouvait, devant tout fragment de Racine, d'en modifier heureusement le moindre mot.
"Il s'étonnait encore, que Racine se soit refusé les facilités d'un vocabulaire plus exotique (de Ronsard à Racine, la réduction quantitative du lexique est très sensible). Non, Racine n'use guère que des "charmes" "larmes" "rigueur" "lois" "cruauté" "amour"... pour déployer avant tout la mobile virtuosité de son génie syntaxique et musical. Nul ne donne plus que lui relief à ses figures verbales, sans cesse renouvelées, dans un si constant souci de l'harmonie phonétique.
"La difficulté d'écrire une longue suite d'alexandrins sans les béquilles de mots trop étrangers au contexte, mais en variant constamment les tropes, est extrême. Valéry sentit intérieurement le "délice" de cette exigence (non plus intellectuelle que sensorielle) canalisée, tendue, soutenue et virevoltante, tout à fait proche de ce qu'il cherchait en composant. (De fait beaucoup de poètes chéris dans sa jeunesse en perdirent un peu d'éclat...) (Chut !)
"Récompense encore : « Chaque fois que j'améliore, renforce la qualité proprement phonique, phonétique, de mon poème, sa puissance sémantique, signifiante, se trouve augmentée… » Cette observation renvoie à quelque réflexion sur l'origine du langage. (Aveu : tout ce que j'écris là, c'est un poète et metteur en scène, Louis Latourre, qui me l'a révélé. Je travaille avec lui par périodes. Quand il dit du Racine, du Valéry, j'ai l'impression que j'étais passée à côté de quelque chose de familier sans l'avoir jamais regardé vraiment, en fait sans le voir. J'ai l'impression bizarrement très agréable d'un sens complémentaire apporté par la propriété timbrée du son, que la diction détaille sans en avoir l'air… Comme s'il y avait des strates, une profondeur ou un relief indécelable à la lecture de surface (qui se laisse emporter par le sens et l'histoire.) Bref !
"Valéry a reçu cette leçon racinienne en pleine figure, il ne l'a pas assimilée d'un coup.
"Malgré le succès du poème publié il considérera toujours la Jeune Parque comme un exercice (cf. la dédicace du poème à André Gide). Les poèmes du recueil Charmes ont profité des « muscles » acquis par ce travail, de l'aveu même de l'auteur. Le Cimetière marin (le plus fameux poème) est encore lourd d'un riche vocabulaire. Il ne doit son état actuel qu'à l'impatience de Jacques Rivière qui l'arracha quasiment au bureau de Valéry, qui souhaitait le travailler encore et encore… « Ce que je fais ne me semble jamais assez mien » déclarait le poète.
"Les Fragments du Narcisse en revanche - trois fragments publiés de 1922 à 1926 – sont une réussite assez étonnante. Le monologue est bien plus fruité, plus riche de diphtongues, de voyelles nasales, et plus coloré que celui de La Jeune Parque. On y trouve des vers « XVIIe » remixés moderne, à savourer par tous les pores, intensément… Comme un … soleil (?) :
"(Narcisse parle, penché sur le miroir d'eau)
(…) Profondeur… Profondeur… Songes qui me voyez, Comme ils verraient une autre vie, Dites : ne suis-je pas celui que vous croyez ? Votre corps vous fait-il envie ?
Cessez, sombres esprits, cet ouvrage anxieux Qui se fait dans l'âme qui veille ; Ne cherchez pas en vous, n'allez surprendre aux cieux Le malheur d'être une merveille : Trouvez dans la fontaine un corps délicieux... (…) Mais ne vous flattez pas de le changer d'empire. Ce cristal est son vrai séjour ; Les efforts mêmes de l'amour Ne le sauraient de l'onde extraire qu'il n'expire…
PIRE. Pire?… Quelqu'un redit Pire… Ô moqueur ! Écho lointaine est prompte à rendre son oracle ! De son rire enchanté, le roc brise mon cœur, Et le silence, par miracle, Cesse !... parle, renaît, sur la face des eaux… Pire?... Pire destin !... Vous le dites, roseaux, Qui reprîtes des vents ma plainte vagabonde ! Antres, qui me rendez mon âme plus profonde, Vous renflez de votre ombre une voix qui se meurt… Vous me le murmurez, ramures !... Ô rumeur Déchirante, et docile aux souffles sans figure, Votre or léger s'agite , et joue avec l'augure… Tout se mêle de moi, brutes divinités ! Mes secrets dans les airs sonnent ébruités, Le roc rit ; l'arbre pleure ; et par sa voix charmante, Je ne puis jusqu'aux cieux que je ne me lamente D'appartenir sans force d'éternels attraits !
"Ecoutez encore ceci, qui annonce déjà le Valéry plus âgé, décanté, plus abstrait :
Mais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux Que de ma seule essence ; Tout autre n'a pour moi qu'un cœur mystérieux, Tout autre n'est qu'absence. Ô mon bien souverain, cher corps, je n'ai que toi ! (…) Est-il don plus divin de la faveur des eaux, Et d'un jour qui se meurt plus adorable usage Que de rendre à mes yeux l'honneur de mon visage ? Naisse donc entre nous que la lumière unit De grâce et de silence un échange infini ! (…) Mais la fragilité vous fait inviolable, Vous n'êtes que lumière, adorable moitié D'une amour trop pareille à la faible amitié !
"Vous n'êtes que lumière, adorable moitié D'une amour trop pareille à la faible amitié ! Wow ! un inédit de Racine ?
"Mais je vous parlerais de Valéry sans fin."
Nous te comprenons Elena ! Et aux lecteurs soucieux d'autres échos, d'infinis échos phonético-poético-politico-esthétiques (!) je soumets moi les nouveaux liens suivants :
http://www.critique-livre.fr/theatre/adonis-louis-latourre/
http://polartblog.blogspot.com/2008/06/sonnet-contemporain.html
http://polartblog.blogspot.com/2008/08/mallarm-sociologue-de-la-rpublique-des.html
http://theatreartproject.com
posté le 06 décembre à 18:21
Pardon d'être en désaccord total avec cet éloge de Jarrety: l'agenda mondain que l'universitaire détaille avec une minutie calviniste me fait souffrir le martyre,moi qui suis depuis vingt ans un lecteur, tantôt réticent, tantôt subjugué de Valéry. Un certain "hasard objectif" m'a permis de découvrir Une vie de Pierre Ménard, de M. Lafond, grâce à qui Monsieur Teste resurgit dans sa pénombre aveuglante, si j'ose dire (pardon pour la pompe. De la supériorité de la création romanesque, si elle est de taille à se colleter avec Borges, sur l'érudition sorbonnarde. Cordialement, Ph. Farlay