Critique des Liaisons Dangereuses, d’après Choderlos de Laclos, vues le 25 septembre 2024 à la Comédie des Champs-Élysées
Avec Delphine Depardieu, Valentin de Carbonnieres, Salomé Villiers, Michèle Andre, Pierre Devaux, Marjorie Dubus Et Guillaume De Saint Sernin, mis en scène par Arnaud Denis
Je crois que depuis que je suis Arnaud Denis, c’est-à-dire depuis bientôt 15 ans maintenant, j’entends parler de ce spectacle. Créé à Lyon sous une autre distribution puis mis en pause par les problèmes de santé du comédien-metteur en scène, j’ai été absolument ravie d’apprendre qu’elle serait reprise à Paris cette saison. Quand le rideau s’ouvre, pas de doute : on est bien dans une mise en scène d’Arnaud Denis. Je pratique ses spectacles depuis suffisamment de temps pour accueillir cette scénographie légèrement infernale presque chaleureusement. Et pourtant je sais qu’on va plonger dans les abysses plus rapidement que je ne saurai m’y préparer. Mais je n’attends que ça. Je suis prête.
Ceux qui savent savent. A ceux qui ne savent pas tout, on va tenter de ne pas trop en dévoiler. Disons que j’étais avec un ami ce soir-là qui s’est senti très mal à l’aise avec ce qui se passait sur scène. Autant dire les choses nettes : c’est la méchanceté faite homme et femme. C’est un jeu d’influences terrible, pleine de manipulation de sentiments, de rancoeur et de vengeance. C’est moche, et tant de mocheté touche parfois au sublime. C’est orchestré par deux personnages terrifiants, le marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, autrefois amants, qui partant de leurs confessions sur leurs diverses conquêtes amoureuses vont s’entraîner dans des intrigues de plus en plus immorales.
Comme beaucoup, je suppose que j’ai été davantage marquée par le film de Stephen Frears que par l’oeuvre de Choderlos de Laclos. Il la magnifie, la rend réelle et donc plus effroyable encore. L’adaptation qu’en avait proposée John Malkovich à l’Atelier il y a plus de dix ans, se distinguant plus franchement du film par sa modernité, fonctionnait aussi bien. Arnaud Denis fait un autre pari. Dans la forme, on se rapproche de l’oeuvre originale – aucun anachronisme n’est à relever. Le texte, lui, a été réécrit. Et c’est sans doute la première grande réussite de ce spectacle. L’adaptation. Du roman de Laclos, il ne reste que la trame principale, mais il faut reconnaître que l’adaptation d’Arnaud Denis est terriblement efficace. Le roman épistolaire est devenu un vrai texte de théâtre qui fonctionne bien en bouche. Cette histoire fait toujours autant d’effet. Dans la salle, d’ailleurs, les réactions fusent. Les mots sont crus, les situations terribles, la méchanceté est partout, autant vous dire que les spectateurs se régalent. On n’est pas dans le lisse, autant le savourer !
La deuxième grande réussite de ce spectacle, c’est le duo formé par Valentin de Carbonnières et Delphine Depardieu. Pas évident pourtant d’incarner ce binôme légendaire. Pas évident de passer derrière les mythiques John Malkovich et Glenn Close. Pas évident pour Delphine Depardieu de reprendre le rôle derrière Anne Bouvier. Pas évident pour Valentin de Carbonnières de remplacer Arnaud Denis. Et pourtant, si on n’avait pas connu ces changements, on aurait dit que les rôles avaient été écrits pour eux. Ils sont divins. Les scènes entre eux deux ressemblent à des combats d’épée sur un fil d’équilibriste. Ils s’envoient des couteaux qui fendent l’air et qui éclatent en un mélange captivant de balles d’insolence et de bulles de plaisir. On rit un peu jaune, on contracte un peu la mâchoire, on a un peu la chair de poule, mais damned, que c’est bon, que c’est beau !
On n’avait sans doute pas mesuré le talent de Delphine Depardieu à sa juste valeur. C’est marrant, on la rencontrera à nouveau quelque jours plus tard sur un autre plateau, dans un tout autre genre – Le Père Goriot, Théâtre des Gémeaux, pour les curieux – et elle sera tout aussi remarquable. Mais revenons à sa Merteuil. Effrayante. Badass. Avec quelque chose de pathétique. Comme une solitude glacée. Elle nous saisit à chaque réplique. Son autorité naturelle remplit tout le plateau. Ses ruptures de rythmes ajoutent encore du relief à un personnage déjà tellement dessiné. Elle est fascinante. Elle est immense.
Le pendant de ces deux grandes réussites, c’est que ce qui n’est ni Merteuil ni Valmont en devient parfois moins savoureux. Les personnages ont été peut-être un peu plus écourtés, entraînant parfois des raccourcis trop rapides sur l’intrigue qui perd en clarté. Cette ambivalence se ressent surtout dans le rythme des scènes, palpitantes et sans fioriture quand elles sont menées par nos deux maîtres du jeu, plus lentes et irrégulières quand les autres personnages mènent la danse. On y était dans les premières, il y a fort à parier que le spectacle a été resserré depuis. On était quelque part dans l’abîme. Prochain étage : les enfers. Bienvenue à destination !
Ça fait un peu voyeuriste, mais on doit reconnaître que ce voyage dans le Mal a quelque chose de fameux. C’est grave docteur ?