- Tu ne veux pas, lui dit Lousteau, te faire un ennemi de Nathan ? Nathan est journaliste, il a des amis, il te jouerait un mauvais tour à ta première publication... Nous avons vu Nathan ce matin, il est au désespoir ; mais tu vas lui faire un article où tu lui seringueras des éloges par la figure.
- Comment ! après mon article contre son livre, vous voulez... demanda Lucien...
- Ton article, lui dit Lousteau, n'est pas signé. Félicien, qui n'est pas si neuf que toi, n'a pas manqué d'y mettre au bas un C, avec lequel tu pourras désormais signer tes articles dans son journal, qui est Gauche pure. Nous sommes tous de l'Opposition. Félicien a eu la délicatesse de ne pas engager tes futures opinions. Dans la boutique d'Hector, dont le journal est Centre droit, tu pourras signer par un L. On est anonyme pour l'attaque, mais on signe très-bien l'éloge.
- Les signatures ne m'inquiètent pas, dit Lucien ; mais je ne vois rien à dire en faveur du livre...
- Vous tenez donc à ce que vous écrivez ? lui dit Vernou d'un air railleur. Mais nous sommes des marchands de phrases, et nous vivons de notre commerce. Quand vous voudrez faire une grande et belle œuvre, un livre enfin, vous pourrez y jeter vos pensées, votre âme, vous y attacher, le défendre ; mais des articles lus aujourd'hui, oubliés demain, ça ne vaut à mes yeux que ce qu'on les paye. Si vous mettez de l'importance à de pareilles stupidités, vous ferez donc le signe de la croix et vous invoquerez l'Esprit saint pour écrire un prospectus !
Tous parurent étonnés de trouver à Lucien des scrupules et achevèrent de mettre en lambeaux sa robe prétexte pour lui passer la robe virile des journalistes...
- Sais-tu par quel mot s'est consolé Nathan après avoir lu ton article ? dit Lousteau.
- Comment le saurais je ?
- Nathan s'est écrié : - Les petits articles passent, les grands ouvrages restent ! Cet homme viendra souper ici dans deux jours, il doit se prosterner à tes pieds, baiser ton ergot, et te dire que tu es un grand homme.
- Ce serait drôle, dit Lucien.
- Drôle ! reprit Blondet, c'est nécessaire.
- Mes amis, je veux bien, dit Lucien un peu gris ; mais comment faire ?
- Eh ! bien, dit Lousteau, écris pour le journal de Merlin trois belles colonnes où tu te réfuteras toi-même. Après avoir joui de la fureur de Nathan, nous venons de lui dire qu'il nous devrait bientôt des remerciements pour la polémique serrée à l'aide de laquelle nous allions faire enlever son livre en huit jours. Dans ce moment-ci, tu es, à ses yeux, un espion, une canaille, un drôle ; après-demain tu seras un grand homme, une tête forte, un homme de Plutarque ! Nathan t'embrassera comme son meilleur ami. Dauriat est venu, tu as trois billets de mille francs : le tour est fait. Maintenant il te faut l'estime et l'amitié de Nathan. Il ne doit y avoir d'attrapé que le libraire. Nous ne devons immoler et poursuivre que nos ennemis. S'il s'agissait d'un homme qui eût conquis un nom sans nous, d'un talent incommode et qu'il fallût annuler, nous ne ferions pas de réplique semblable ; mais Nathan est un de nos amis, Blondet l'avait fait attaquer dans le Mercure pour se donner le plaisir de répondre dans les Débats. Aussi la première édition du livre s'est-elle enlevée !
- Mes amis, foi d'honnête homme, je suis incapable d'écrire deux mots d'éloge sur ce livre...
- Tu auras encore cent francs, dit Merlin, Nathan t'aura déjà rapporté dix louis, sans compter un article que tu peux faire dans la Revue de Finot, et qui te sera payé cent francs par Dauriat et cent francs par la Revue : total, vingt louis !
- Mais que dire ? demanda Lucien.
- Voici comment tu peux t'en tirer, mon enfant, répondit Blondet en se recueillant. L'envie, qui s'attache à toutes les belles œuvres, comme le ver aux beaux et bons fruits, a essayé de mordre sur ce livre, diras-tu. Pour y trouver des défauts, la critique a été forcée d'inventer des théories à propos de ce livre, de distinguer deux littératures : celle qui se livre aux idées et celle qui s'adonne aux images. Là, mon petit, tu diras que le dernier degré de l'art littéraire est d'empreindre l'idée dans l'image. En essayant de prouver que l'image est toute la poésie, tu te plaindras du peu de poésie que comporte notre langue, tu parleras des reproches que nous font les étrangers sur le positivisme de notre style, et tu loueras monsieur de Canalis et Nathan des services qu'ils rendent à la France en déprosaïsant son langage. Accable ta précédente argumentation en faisant voir que nous sommes en progrès sur le dix-huitième siècle. Invente le Progrès (une adorable mystification à faire aux bourgeois) ! Notre jeune littérature procède par tableaux où se concentrent tous les genres, la comédie et le drame, les descriptions, les caractères, le dialogue, sertis par les nœuds brillants d'une intrigue intéressante. Le roman, qui veut le sentiment, le style et l'image, est la création moderne la plus immense. Il succède à la comédie qui, dans les mœurs modernes, n'est plus possible avec ses vieilles lois ; il embrasse le fait et l'idée dans ses inventions qui exigent et l'esprit de La Bruyère et sa morale incisive, les caractères traités comme l'entendait Molière, les grandes machines de Shakespeare et la peinture des nuances les plus délicates de la passion, unique trésor que nous aient laissé nos devanciers. Aussi le roman est-il bien supérieur à la discussion froide et mathématique, à la sèche analyse du dix-huitième siècle. Le roman, diras-tu sentencieusement, est une épopée amusante. Cite Corinne, appuie toi sur madame de Staël. Le dix-huitième siècle a tout mis en question, le dix-neuvième est chargé de conclure ; aussi conclut-il par des réalités ; mais par des réalités qui vivent et qui marchent ; enfin il met en jeu la passion, élément inconnu à Voltaire. Tirade contre Voltaire. Quant à Rousseau, il n'a fait qu'habiller des raisonnements et des systèmes. Julie et Claire sont des entéléchies, elles n'ont ni chair ni os. Tu peux démancher sur ce thème et dire que nous devons à la paix, aux Bourbons, une littérature jeune et originale, car tu écris dans un journal Centre droit. Moque-toi des faiseurs de systèmes. Enfin tu peux t'écrier par un beau mouvement : Voilà bien des erreurs, bien des mensonges chez notre confrère ! et pourquoi ? pour déprécier une belle œuvre, tromper le public et arriver à cette conclusion : Un livre qui se vend ne se vend pas. Proh pudor ! lâche Proh pudor ! ce juron honnête anime le lecteur. Enfin annonce la décadence de la critique ! Conclusion : Il n'y a qu'une seule littérature, celle des livres amusants. Nathan est entré dans une voie nouvelle, il a compris son époque et répond à ses besoins. Le besoin de l'époque est le drame. Le drame est le vœu du siècle où la politique est un mimodrame perpétuel. N'avons-nous pas vu en vingt ans, diras-tu, les quatre drames de la Révolution, du Directoire, de l'Empire et de la Restauration ? De là, tu roules dans le dithyrambe de l'éloge, et la seconde édition s'enlève ; car, samedi prochain, tu feras une feuille dans notre Revue, et tu la signeras de Rubempré en toutes lettres. Dans ce dernier article, tu diras : Le propre des belles œuvres est de soulever d'amples discussions. Cette semaine tel journal a dit telle chose du livre de Nathan, tel autre lui a vigoureusement répondu. Tu critiques les deux critiques C. et L., tu me dis en passant une politesse à propos de mon article des Débats, et tu finis en affirmant que l'œuvre de Nathan est le plus beau livre de l'époque. C'est comme si tu ne disais rien, on dit cela de tous les livres. Tu auras gagné quatre cents francs dans ta semaine, outre le plaisir d'écrire la vérité quelque part. Les gens sensés donneront raison ou à C. Ou à L. ou à Rubempré, peut-être à tous trois ! La mythologie, qui certes est une des plus grandes inventions humaines, a mis la Vérité dans le fond d'un puits, ne faut-il pas des seaux pour l'en tirer ? tu en auras donné trois pour un au public ! Voilà, mon enfant. Marche !
Honoré de Balzac, extrait de " Illusions perdues", 1837-1843.