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878_ PLACE DE LA NATION _ 2022-1953 _ de Michèle Audin

Publié le 10 octobre 2024 par Ahmed Hanifi

 in Ouest France___________________


J’écrivais récemment, le 7 juin tout de même, ceci (sur Facebook) :

« Voyez la photo. Il s’agit de ma tanière, de mon antre, de mon bureau. Oui, de ma planque… (…)… PS : Maintenant vous avez une idée de l’Oulipisme ! (parmi les noms célèbres : Georges Perec, Raymond Queneau, Hervé Le Tellier, Michèle Audin…) Personnellement cela me passionne depuis une trentaine d’années. J’utilise très souvent ces auteurs et d'autres de la même ‘lignée’ de la même fibre, dans l’élaboration de mes ateliers d’écriture créative (et dans mes romans bien évidemment)…. depuis…. depuis…. Je n’ai pas trouvé en Algérie un auteur qui s’en revendique, qui écrit en usant des « stratagèmes » Oulipiens. Il est vrai que je n’ai pas tout lu. Allez, commençons. » etc.

(Pour les détails lire ici : http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com/2024/06/847-ou-ouli-oulipo-une-volee-dincipit.html)

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Tout cela pour en venir à Michèle Audin. Superbe oulipenne. Audin, mais oui, évidemment, la fille de… la sœur de… Mais notre sujet c’est elle, ses écrits, pas Maurice, pas Pierre (Allah yerhamhoum). Ici je vous propose un des très beaux textes de Michèle Audin, intitulé « 13. PLACE DE LA NATION _ 2022-1953 _ Casse-Pipe à la Nation », extrait de« Paris, boulevard Voltaire » ; Michèle Audin Ed Gallimard/ l’arbalète. Paris 2023.

Michèle Audin fait revivre par ce texte ‘témoignage’ une manifestation d’Algériens qui s’est déroulée le 14 juillet 1953 complètement oubliée aujourd’hui, où six d’entre eux ont été tués par la police ainsi qu’un militant syndical. « ‘‘Pour la fête des hommes libres, ils ont massacré mes amis’’, écrivait le poète Jean Sénac en souvenir d’une manifestation qui, avant même le déclenchement de la guerre d’Algérie, s’acheva sur une tuerie en plein cœur de la capitale française. Soixante-dix ans plus tard, la mémoire s’en est presque effacée. » lit-on sur le site de « rfi.fr »

Voici le texte de Michèle AUDIN.

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13. PLACE DE LA NATION _ 2022-1953 _ Casse-Pipe à la Nation

À l'adresse, 2, avenue du Trône, le café s'appelle Le Dalou, en capitales, LE DALOU. Certains passants peut-être croient que « dalou » est un nom commun, celui d'un chien de montagne avec des pattes de longueurs différentes. D'autres savent qu'il s'agit d'un nom propre, mais savent-ils qui était Jules Dalou ? Sculpteur et communard, il est l'auteur de la statue de la République, celle d'ici, de la place de la Nation, qu'aucun lion, même irrespectueux, ne songerait à qualifier de « grosse dondon ». Ce n'est d'ailleurs pas qu'une République, c'est une République triomphante, Le Triomphe de la République.

En 1953, le café au 2, avenue du Trône s'appelait Café Moderne, Comme l'immeuble dont il occupe le rez-de-chaussée, il a été un des lieux de cette histoire. Sept morts, mais aussi une centaine de blessés, dont quarante par balles, oui, des balles réelles, tirées par des armes de policiers maniées par des policiers. Une manifestation. Sept morts. Six Algériens et un militant syndical français, une typologie simple mais efficace, et à l'image des tueries policières des dix années à venir. Car ce n'était qu'un prélude, et nous qui arrivons à cette extrémité du boulevard Voltaire, nous ne pouvons l'ignorer.

C'est le 14 juillet 1953. En ce temps, on manifeste le 14 juillet. On se rassemble à la Bastille. C'est de là que le cortège d’aujourd'hui arrive. Les manifestants marchent sur la rue du Faubourg-Saint-Antoine. Je suis arrivée par là, moi aussi. J'ai reconnu Georges Feldman, jeune homme de trente ans, venu en voisin avec sa femme, tous deux calmes et souriants, c'est une promenade, rien à voir avec les manifestations violentes des années précédentes. On est venu en famille. Les traditionnelles fillettes perchées sur les épaules de leurs pères sont là.

À la Nation, j'ai fait un demi-tour de la place et je suis arrivée avenue du Trône, devant Le Dalou, donc. La manifestation tire à sa fin. Les Algériens arrivent, qui sont presque en queue. J'ai lu que la fille de Messali Hadj était avec eux, mais je n'ai vu que des images sur lesquelles tous sont des hommes, alignés douze par douze, en costume et cravate, photo de Messali à la boutonnière.

Je sais qu'ils sont parfaitement désarmés. Endimanchés, sans armes, comme eux ou d'autres Algériens l'ont été en octobre 1961. Aujourd'hui, ils portent un grand portrait de Messali et le drapeau vert et blanc avec son croissant et son étoile rouges, c'est un drapeau tout nouveau, que presque personne n'a encore vu. Ils sont encadrés par leur propre service d'ordre.

Les manifestants passent devant moi et, sur le cours de Vincennes, où a lieu la  « dislocation », ils redeviennent des passants qui se livrent aux activités ordinaires des jours fériés. Comme beaucoup d'autres, Georges Feldman et sa femme entrent dans le métro, eux deux se rendent à Saint-Ambroise pour voir Les Enfants du paradis - ils n’ont appris la suite de l’histoire de la manifestation qu’en lisant le journal du lendemain. Ce qui reste du cortège passe devant la tribune installée sur la place, avance vers l’avenue du Trône. Les Algériens arrivent.

La fureur policière se déclenche tout à coup, Contre eux, les Algériens, mais pas seulement, aussi contre le « monsieur », comme a dit un témoin, qui voulait clairement, par ce mot, dire que cet homme n'était pas un Algérien. Les Algériens, « frustes, illettrés, primitifs », ne sont pas des messieurs. Cet homme, le monsieur, un manifestant, crie « Halte ! Au feu ! », et se place entre les Algériens et les policiers, de sorte qu'il est tué.

Je suis toujours devant Le Dalou. Déjà plusieurs manifestants sont couchés à plat ventre là, ici même, devant le Café Moderne. À trois d’entre eux le patron conseille « Allez dans l'immeuble ». Ils montent les escaliers, frappent aux portes, on ne leur ouvre pas, ils frappent encore, mais personne n’ouvre, les flics montent derrière eux, les rattrapent, « Vas-y, c'est un bicot », et ils y vont...

Arrivés en bas les trois hommes sont jetés dans un panier à salade. Le photographe du Parisien libéré qui se trouve là et photographie est matraqué lui aussi, son appareil brisé, on exige qu'il donne sa pellicule. Ne nous étonnons pas qu'il y ait encore moins de photos de ce massacre qu'il n'y en a eu de ceux de 1961 et 1962. Du café certains lancent des chaises et des bouteilles i la tête des flics.

Les malheureux policiers se sont plaints : les bouteilles d'eau de Seltz, ce sont de véritables bombes. Alors qu’eux-mêmes, les valeureux policiers, ont tiré en l'air. Pourtant, chacune de leurs balles, chaque balle retrouvée dans un corps d'homme devenu un cadavre ou pas, était parfaitement identifiable, a été identifiée, oui, on sait exactement lequel de ces policiers a tiré laquelle de ces balles – et pourtant, il leur a suffi de répéter « j'ai tiré en l'air » pour bénéficier d'un non-lieu. Pas de procès des policiers. Quand même, ces balles identifiables, c'était gênant, les non-lieux ont été plus faciles les années suivantes, avec les fameux « bidules », qui ont fait merveille le 17 octobre et à Charonne.

La terrasse du Dalou est bondée, je renonce à y trouver une place. Je fais quelques pas vers le bâtiment du dix-huitième siècle sur lequel je sais qu'une plaque très discrète informe qu’un massacre policier a été perpétré ici même, le 14 juillet 1953. Je me retourne vers la colonne voisine qui, comme ce bâtiment et les constructions symétriques de l’autre côté de l'avenue, sont des restes de la « barrière du Trône » du mur des Fermiers généraux. Je reviens vers la place de la Nation elle-même, je commence à en faire le tour. Je m’interroge sur le lieu précis où se tenait la foire, du Trône, justement, qui s'est tecsnue là pendant... plus de mille ans. Nestor Burma y a pris un autre coup sur la tête, dans Casse-Pipe à la Nation, qui n'est pas l'histoire d'une « manif coco ». Je renseigne un père de famille avec poussette qui me demande s’il y a quelque part un ascenseur pour accéder au métro, traverse les avenues de Taillebourg et de Bouvines aux noms de batailles moyenâgeuses, me retourne vers les colonnes sur lesquelles un roi a fait placer les statues d'autres rois; Saint Louis, Philippe Auguste, les vainqueurs de ces batailles. Je lis de gauche à droite Louis, Philippe, qui forment le nom de cet autre roi, Auguste serait la signature du sculpteur, ce qui me fait rire toute seule sans m’empêcher d’éviter plusieurs trottinettes. Contrairement aux rois, la République du Triomphe de Jules Dalou regarde vers Paris. Je remarque deux femmes un peu plus âgées que moi qui portent des masques et se racontent des histoires en pouffant de rire elles aussi, et je me demande si elles ont manifesté en 1953 sur les épaules de leurs pères, ou alors en 1971 avec le MLF, ou les deux, je traverse l’avenue Philippe-Auguste, justement, et je lis une plaque de rue bleue

PLACE DE LA NATION

FÊTE NATIONALE DU 14 JUILLET 1880

ce qui n'est peut-être pas très clair, mais me fait penser à notre ami lion, qui a raté cette toute première fête nationale, mais voici le boulevard Voltaire et son numéro 283, il me reste à le redescendre.


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                                    in: smf.emath.fr/smf

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