Absence de désir

Publié le 09 octobre 2024 par Eric Acouphene

 Je partage ce beau texte d’un homme que je ne connais pas - à priori- mais dont le propos résonne en moi. - Gilles Farcet

DESIRELESS SANS VOYAGE

Il est une absence de désir qui n’est pas la dépression, qui n’est pas l’ennui.
Qui n’a absolument rien à voir avec le désenchantement. Ce désir réduit à la portion congrue d’un bon café au soleil du matin, d’une bonne douche chaude au cœur de l’hiver, est affaire de maturité. Dans ses deux formes. Lié d’abord à ce qu’on appelle euphémiquement « l’entrée dans l’âge » et le bénéfice des mille et un désirs déjà satisfaits mille et une fois. Et puis, il y a pour ceux qui cheminent sur la « voie », quelle que soit la forme que celle-ci peut prendre (yoga, zen avec ou sans entretien de motocyclettes, cuisine, pêche au lancer, macramé, sculpture sur soi, collection de boomerangs, barfly…), une maturité que j’ose qualifier de sagesse, moi qui suis tout sauf un sage. Pas même une « sage personne » par la seule grâce des années. Ainsi la méditation de ce matin, zazen en l’occurrence, n’était-elle pas des plus intenses sur l’échelle du satori. Un satori à 10 dollars, certainement pas à 100 dollars, pour reprendre cette image qu’ont pu proposer certains maîtres zen américains (Alan Watts ? À confirmer). Une méditation durant laquelle j’ai surtout oscillé entre somnolence et agitation intérieure. Qu’importe… Se laisser transformer par l’exercice, jour après jour, qu’il soit agréable, désagréable ou neutre. Observer surtout les passages entre les trois types de vécu. Faire confiance à cet invisible pouvoir de transformation dans la régularité de la pratique. Comme une lente, très lente, très très lente, érosion de la gangue de l’ego vers cet être essentiel qui, à l’insu de notre plein gré, est invité à s’exprimer dans nos quotidiens les plus prosaïques. Une de ses expressions visiblement : cette absence de désir sereine, positive, apaisante. De la même manière, dans le même esprit, que l’esprit shikantaza de zazen : juste s’asseoir. Juste marcher, tel « L’homme qui marche » de Taniguchi. Juste aller à la prochaine place du quartier, plutôt qu’au bout du monde. Juste regarder. Juste sourire aux gens. Juste acheter de quoi composer mon prochain repas. Juste être là. Sans exotisme, sans grande aventure sur l’axe du loup. Sans péripéties ni wow effect. Sans dépaysement autre que la surprise d’un laurier en fleurs jaillissant entre deux immeubles de la deuxième rue à droite. A la manière d’un Bobin en son Creusot natal, d’un Thoreau en son Walden : juste arpenter son petit royaume que bouleversent des évènements que personne ne voit. A part les enfants... Oui, juste arpenter mon environnement le plus proche, dans sa subtile impermanence. Juste entrer en relation par la seule contemplation. Et se laisser gagner par cet amour inconditionnel qui est notre nature première à la naissance, et non celle du « péché ». Nous serons sculpteur d’homme dit le philosophe… Un être essentiel à extraire de sa coque. Un nucleus a révéler. Par la répétition, têtue mais confiante, d’un geste, d’une technique. Mon marteau et mon ciseau ? J’ai décidé désormais de faire confiance à la pratique de zazen. Sans la sacraliser. Tant d’autres voies, tant d’autres pratiques opérantes à disposition. Avec ou sans lien explicite avec la spiritualité. Je ne suis plus tout jeune. Je suis loin d’être vieux. Mais tant de désirs longtemps si importants en moi, se dissipent, s’effacent. Des éléments de ma vie si longtemps présents en moi, comme autant de désirs qui tinrent une si grande place, s’éloignent, sortent justement de ma vie, se meurent insensiblement : créer un média, revoir le Madagascar de ma jeunesse, arpenter la montagne, vivre à la campagne, monter un dojo… Ils sont devenus du passé. A l’automne de ma vie, il me reste peut-être finalement cet unique désir : pouvoir toucher du doigt cet être profond et l’inviter à se mêler le plus souvent possible de mon quotidien d’être incarné. « Maître, la voie consiste-t-elle à renoncer au vouloir ? - Nullement, jeune padawan, c’est vouloir ce qui est. »

Stéphane Robinson (Nice, le 21 septembre 2024, Libération)

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