Comment la pleine existence ?
La philosophie de Plotin (vers 250) est célèbre pour avoir placé au-dessus de tout l'Un, le principe grâce auquel tout est, mais qui n'est rien du tout. On ne peut donc dire que ce qu'il n'est pas : c'est la théologie dite "négative".
Or, on sait moins qu'un autre maître dans la même lignée à défendu une autre vision de l'Un. Ce philosophe est Damascios (vers 520), l'un des derniers de l'immense tradition hellénique, avant que l'Ecole d'Athènes ne soit fermée au nom du Dieu d'Isaac, d'Abraham et de Jacob.
Damascios affirme l'Un-affirmation, l'Un-tout qui contient tout, même les négations. Selon lui, l'Un-tout, au-delà du tout, enveloppe absolument tout, et non pas seulement la totalité de "ce qui est". Il contient aussi "ce qui n'est pas". Il est, si j'ose dire, le Multivers ultime, source de tous les possibles.
Cet Un-tout est absolument indéterminé, il est le Tout-potentiel. Le penser comme négation, ce serait déjà le déterminer, car c'est le poser en l'opposant. Dire l'Un par négation, c'est l'affirmer en niant ce qu'il n'est pas. C'est donc le poser en l'opposant : non-plusieurs, non-tout, non-être, non-vie...
Je vois là une parenté profonde avec la pensée de la Reconnaissance : la conscience (prakâsha) n'est pas l'opposé de l'inconscience. Cet "être total" (mahâ-sattâ) n'est pas l'opposé du non-être, car il infuse même le non-être. En effet, ce qui n'existe pas - par exemple, une "fleur dans le ciel" (kha-pushpa) - existe en tant qu'objet visé par et créé par la conscience qu'il l'imagine. Même le pur néant, la simple absence, est illumination de l'acte de conscience "Oh, il n'y a rien !". Telle est la conscience, caitanya, l'absolue liberté, la Grande Existence qui englobe tous les contraires et qui n'est le contraire de rien.
Tel est l'absolu dont on ne peut rien dire et tout dire, car il est tout et au-delà du tout. On ne peut rien en dire, non parce qu'il est au-delà de tout, mais parce qu'il enveloppe même le non-tout. C'est exactement ce que dit Abhinavagupta. Enveloppement de l'immanence et de la transcendance. Le Tout de tous les touts, l'Hyper-tout, le Plus-Que-Tout. Une double affirmation : le tout et le non-tout. Être et non-être ou ni être, ni non-être, comme dit le Tantra.
Cette vision magnanime permet à la fois de ne pas réduire le Principe à quelque chose (car l'Un est au-delà de tout), et de ne rien exclure (car l'Un est tout). Concrètement s'ouvre ainsi les chemins d'une vie à la fois transcendante (pas d'idolâtrie, pas de dogme, pas de propriété) et immanente (incarnation, célébration, création, participation).
Ainsi se confirme mon ancienne intuition que le Platonisme ou, disons, l'hellénisme et le Tantra sont d'une même veine.
Ce chemin de l'Un-affirmation qui embrasse l'être et le non-être, l'unité et la multiplicité, est un chemin simple. Comme dit Marie-Claire Galpérine (trad. du Traité des premiers principes, intro.), "Notre pensée pensée doit s'exercer ainsi à concevoir ce qu'il y a d'un en chaque chose et de même qu'en faisant coïncider une multitude infinie de point on obtient un seul point, de même en rassemblant à la fois la multitude infinie des uns, on obtient l'un qui embrasse tout dans la plus grande universalité". Ce chemin, décrit ici par Damascios cité par la traductrice, n'est-il pas celui du "grand universel", mahâ-sâmânya décrit par le Tantra et par la Non-dualité du verbe (shabdâdvaita de Bhartrihari) ?
Galpérine repère la difficulté de cette voie simple : Unifier l'idée de totalité et l'idée de simplicité. Car, dans notre esprit obnubilé par les habitudes du monde, le tout et l'un sont incompatibles comme l'eau et l'huile. Le Tout enveloppe tout - il est riche - mais il s'en trouve fragmenté, multiplié, différencié, rempli de contradiction, de tensions. L'Un est simple, mais comme isolé, pauvre de tout, séparé du Tout dans sa transcendante simplicité. Ces deux notions sont comme limitées par leur détermination propre.
Notre fin doit être de purifier ces deux idées : Purifier le Tout par la simplicité de l'Un ; et purifier l'Un par la richesse du Tout.
Or, c'est exactement cela que propose le Tantra avec sa dialectique de la Transcendance (Kula-uttîrna, vishva-âtîta) et de l'Immanence (sarva-âtmaka, vishva-maya), dialectique personnifiée par le dialogue entre Shiva et Shakti.
En sorte que Shiva et Shakti se purifient mutuellement : la réalisation ne peut advenir que d'une interpénétration mutuelle, en un symbole qui unifie les deux pôles, transmutant chacun d'eux en ce qu'il ne peut être seul. Ainsi, de l'homme et de la femme, en une hiérogamie vertueuse autant que féconde. Au fond, Shiva ne peut s'accomplir que par l'infusion en lui de Shakti, et vice-versa.
Les implications pratiques sont aussi vastes que la vie. Dans le Tantra, on parlera d'unir le corps et l'espace, ou la conscience et l'espace, linga et yoni. Le corps donne sa sensibilité à l'espace qui, seul, demeure inerte ; l'espace confère sa transparence au corps qui, seul, reste contracté.
Telle est la voie.
Méditation:
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