Fil narratif à partir de : Barbara Stiegler, Nietzsche et la vie. Une nouvelle histoire de la philosophie, Folio Gallimard – Sculpture de Simon Deppierraz, pavillon des sept étoiles, parc d’Enghien – Marie Zolanian, peintures, écho à la « Déploration » due au Maître de la Virgo inter Virgines, du XVème siècle, conservée à Enghien – Réminiscences du travail à la médiathèque autour des nouveautés… la nouveauté et le vivant avec Derek Bailey…
Nouveauté incertaine de la retrouvaille
On ne sait jamais… il élève des levures de retrouvailles… enfin, comme s’il peignait mentalement un lieu… jamais fini, jamais le dernier coup de pinceau… un petit sanctuaire qu’il érige à l’aveugle dans le secret de ses cellules… comme on maintient vivante la braise du foyer ou une culture de souches bactériennes… une chimère peut-être… oui, comme une promesse… il y a rendez-vous… il ne sait pas quand… un jour… oui, il s’y rendra et des retrouvailles auront lieu, ou pas… avec ce qu’il avait de plus cher… ce qu’il a le plus aimé tenir dans ses bras… avec ce qu’il a le plus ému, se laissant enlacé… tout ça à présent ingurgité… ce lieu fantasmé a la gueule d’un kiosque à musique romantique… un pavillon clair posé sur les eaux… tout au fond d’un grand parc… un observatoire de galaxies sentimentales et célestes… de conférences avec les astres… de tête à tête galant… entre ses colonnes néo-classiques, des astéroïdes se sont encastrés… des câbles rigides les relient l’un à l’autre… en captent l’énergie et la fixe dans les airs… image d’un équilibre cosmique improbable… mirage d’une stase miraculeuse, au-delà des séparations… là, toutes les retrouvailles deviennent effectives, coulent de source… l’image est brouillée, incertaine… y est-il déjà allé, s’y est-il déjà tenu, y a-t-il déjà retrouvé quelqu’un ?… au fond, il n’attend rien… il marche à rebours vers la lumière de ce pavillon flottant…
Il se revoit dans la surabondance de nouveautés, bombance de musiques et d’images, excitation et individuation
Certaines fois – selon quelle volonté ondulatoire spectrale, quel désir de retrouvailles ? -, il pivote vers cet intérieur qui, avec l’âge, ne semble plus borné, mais fusionné avec l’étranger, même plus espace subjectif bien à lui, plutôt parcelle du vaste cosmos environnant. Il distingue au loin, vers le passé, une émulsion lumineuse, toujours en activité, vestige d’un événement dont les ondes l’affectent, lui font signe sporadiquement. Cela lui semble la réplique d’un épisode répétitif, insistant, de son ancienne vie, lointaine. Un faire constitutif de son histoire, depuis lors perdu de vue. Il songe d’abord au plaisir qu’il avait à plonger dans les vagues et l’écume d’une mer fraiche, choc de brasser et être brassé par le vivant salé, sensation d’un set up mental et nerveux. Mais il s’agit d’autre chose. Il cherche, creuse plusieurs hypothèses. Cette brillance ébouriffée, indirecte, il la reconnaît finalement, c’est l’exubérance aveugle avec laquelle il s’exposait, avec d’autres auxquels le soudait un esprit d’équipe, au flux tendu de nouveautés, irradiation ambivalente, alternativement bénéfique et toxique, tonique et risquée. Le flux tendu de nouveautés, ce que l’humain ne cesse d’inventer, depuis toujours, pour avancer, pour masquer, pour s’enterrer. C’était l’exercice d’une provocation : prendre de plein fouet un jet de nouveautés si intenses, si hétérogènes que leurs organismes risqueraient d’en perdre unité et raison, au moins provisoirement, incapables d’organiser et ingérer une telle profusion de matières inédites. Ils étaient chargés, de par leur métier, d’orienter ces matières neuves vers les processus d’individuation ad hoc et, par-là, de les rendre accessibles, « comestibles », aux personnes (nombreuses à l’époque) fréquentant la médiathèque. Cela passait, donc, par le risque énorme – que bien entendu ils ne percevaient pas comme tel – de prendre de plein fouet la vague incessante d’innovations, réelles ou factices, quasi insurmontable, capable de balayer le sens de toute chose.
Le flux, plaisir et déplaisir, fitness
Toute l’inventivité humaine telle qu’elle se déployait en biens esthétiques, musicaux, cinématographiques, reliés à tous les autres savoirs en « progrès » constante, en fluctuations et controverses au service de la fitness de l’espèce. Toute la mémoire humaine telle qu’elle s’exprimait tumultueuse en sonorités, mélodies, harmoniques, ritournelles, consonances, polyphonies, rythmes, arythmies, dissonances, bruit, noise, larsen, silences. Ce vertige qu’ils éprouvaient à plonger en ce flux, défiant la noyade, tout en sentant poindre la fragile intuition qu’ils parviendraient, une fois encore, à vaincre le courant irrésistible, à organiser la surabondance et la rendre digestible, ce vertige complexe les rendait dingues. Adrénaline du shoot culturel.
Oui, il a connu, cultivé, ritualisé ce plaisir/déplaisir opiniâtre d’une confrontation – plutôt collision frontale et festive – avec le flux continu et absolu de l’hyper-capitalisme et hyper consumérisme, redoutable ingénierie extractiviste du sensible (qui préparait le bond en avant du numérique) et qui charriait aussi, et surtout, tout et son contraire. Je veux dire, tout le monde est exposé à ce flux, de façon latente, plus ou moins consciente, selon ses manies de consommateur et son engoncement, tributaire de son histoire personnelle, dans le design publicitaire induisant telle ou telle addiction au neuf, mais il s’agit ici d’une confrontation physique, matérialisée, et ritualisée dans le cadre d’un métier de la culture (forcément en première ligne), à portée symbolique, en marge (quel poids peut bien avoir une petite association culturelle ?). Quelque chose de kamikaze aussi : révéler ce que dissimule le système obsessionnel de la nouveauté qui ne cesse de recouvrer ce qui précède , l’air de rien, en sous-main, par imprégnation.
La Médiathèque, atelier et cuisine des supports de mémoire
Ca se passait dans un local quelconque, bureau et cuisine d’une institution de province. L’arrière-boutique d’une médiathèque. Deux fois par semaine étaient livrées, depuis le siège central, de grosses malles remplies de disques reflétant, presque en temps réel, l’émergence des nouvelles formes musicales et cinématographiques à la surface du monde entier, portées par une multitude de musiciens, musiciennes et cinéastes les plus divers (c’était avant les plateformes et l’âge de l’accès direct). Ils ne procédaient pas de façon rangée, bureaucratique, bordereaux d’envois en mains, mais pillaient littéralement ces malles de façon orgiaque, s’en arrachaient les pièces des mains, jouant la mise à sac et le partage potache d’un butin chaque fois inespéré, chaque fois surprenant. Si une telle profusion de supports de mémoires (LP, K7, CD, VHS, DVD), ainsi que tous les actes qui permettaient de les dénicher à la surface du globe, de les faire venir en un point précis en quantité suffisante pour être présentés et partagés par le plus grand nombre – prospection, prises de contact, bons de commande, suivis comptables, réception des médias, prise de connaissance de leurs contenus, encodage dans un base de données – était bien financée par de l’argent public justifié par l’objet social de l’association, le déballage proprement dit, préludant à la mise à disposition du public, relevait d’une appropriation privée, personnelle et militante, l’amorce informelle, non voulue, non conceptualisée, expirimentée physiquement, d’un travail d’individuation à partir de fragments extraits de ce flux, chacun chacune attirée par tel titre, tel nom, telle pochette, tel indice esthétique, tel courant obscur, selon sa sensibilité, son appareil référentiel singularisé., son profil de consommateur. Travail d’individuation que l’institution était malheureusement bien en peine d’initier et organiser de façon structurée, l’abandonnant en grande partie à l’inventivité des employé-e-s, et qui était pourtant le chaînon indispensable pour que ces supports de mémoire, apportant d’incessants témoignages de l’état mental du monde, puissent être prêtés aux « gens », dans la médiathèque, selon un esprit « non-marchand », devenir objet de transaction/médiation autour des « collections « via les médiathécaires, en vue d’alimenter petit à petit l’utopie de communs de la culture, dans une lutte quotidienne et dérisoire contre la marchandisation du sensible.
Réception de l’inédit, du neuf, entailles et souffrances, la culture vivante pour se remettre de ce qui affecte
Qu’est-ce qui rendait cette scène « disruptive » et boostait leur motivation professionnelle ? Cela participait d’un cycle d’actes et de pensées par lesquels chacun/chacune contribuait, sans forcément que cela soit délibéré et réfléchi, à rendre l’institution « médiathèque » capable de produire publiquement, pas simplement en théorie, mais via les pratiques culturelles ordinaires, journalières, une compréhension des mouvements musicaux et cinématographiques autre que la fonction prédominante de loisir, segmentaire et sectaire, délivrée par le marché, ses magazines spécialisés, sa propagande, son armada publicitaire, ses classements quantitatifs (nombre d’albums vendus) et normatifs. Ils cherchaient confusément, à produire une « compréhension » autre du flux de nouveautés tel qu’il inondait les yeux et les oreilles via les médias dominants et le sacro-saint mainstream, phagocytant le corps et le vécu des citoyen-nes par du « nouveau » ressemblant à du déjà connu, une métaphysique du même, du semblable, affectant tous les régimes de connaissance, organisant la méfiance et l’intolérance systémiques à l’égard de ce qui surgissait, dans ce flux, de réellement neuf et critique, non formaté, d’étrange. Une autre critique qui ouvrirait la voie vers un autre type d’unité sociale collective, nourrie de controverses et attentive à la différence plutôt que révérant le « même » identitaire (selon le principe des sociétés racistes), cultivant la difficulté de réception du neuf plutôt que son évitement, une critique au service d’une autre économie de ce qui affecte les unes et les autres. Une réception qui soit non passive. « Si le vivant n’est pas seulement passif et sensible, s’il est aussi actif, agissant en vue de sa propre unité et de sa propre identité, c’est parce qu’il passe sa vie de se remettre (activement) de ce qui l’affecte (passivement) dans la souffrance : « Le comprendre est originairement une sensation de souffrance et la reconnaissance d’une puissance étrangère. » » (p.76) Voilà, même s’il peine à accepter la qualification de « souffrance » et de « douleur » liée à la collision avec le nouveau, il doit admettre après coup, qu’il y avait bien, à chaque rencontre avec l’inédit, l’inattendu, une « entaille » dans ce qu’il croyait d’acquis et stable, une sensation de « continuer à perdre pied » presque jouissive. Il avait en effet perdu pied lors des premières rencontres avec des musiques inimaginables, il avait cru être débarrassé assez vite de cette déroute – comme beaucoup d’autres il avait cru que la culture était un socle de certitudes acquises à vie !- , juste un rite de passage pensait-il, imaginant que les anomalies musicales ne devaient pas être légion, qu’elles pouvaient vite être à leur tour cadastrées, cataloguées, rentrer dans le rang. Il ne cessait d’en découvrir d’autres. Cet inimaginable était sans fin, renouvelant sans cesse la surprise totale, attestant d’une puissance incroyablement féconde de la différence, occultée par les médias et la musicologie. [Par ailleurs, il conserve à portée de mains, des cartons pleins de ces nouveautés qui lui parvenaient via les malles du service, et qui, plusieurs dizaines d’années après, relèvent toujours, pour la plupart, du régime de la nouveauté, parce que leurs langues sont restés minoritaires, marginales, non assimilées par le corps social, à jamais tenues à distance dans le « dehors », l’étrange, l’étranger, l’indigeste irrémédiable, les niches à perpuité. Leur charge d’inouï est intacte, en veilleuse, ou passée, coincée dans un temps qui ne reviendra plus, qui ne percutera plus le présent et son actualité.]
L’excitation, l’assimilation, le dehors, les blessures, l’intolérance vs l’interprétation réparatrice
Le fait d’en venir à tirer de ces « musiques inclassables » un plaisir quasi instantané, à force d’attention et pratique obstinées, occultait la première dimension négative de l’excitation. « La douleur, rappelons-le, c’est la réaction assimilatrice, l’interprétation et l’évaluation négatives du sentir, par lesquels le corps vivant répond aux très fines lésions, aux blessures continuelles que lui infligent les excitations. (…) Mais ce sont ces blessures, justement, qui déclenchent le travail actif de l’interprétation réparatrice. Autrement dit, si l’organisme se fermait complètement aux blessures du dehors, alors sa force d’assimilation elle-même, son propre répondant, n’aurait plus de sens ni de raison d’être. » (p.184) Le marché musical, en substituant massivement un régime de « fausse nouveauté » à but hautement lucratif, sans aspérité, univoque, à la nouveauté qui dérange et « discontinue » dans le continu des affects, a modélisé une société intolérante, celle des années 2020 avec son obsession du danger migratoire, gangrenée par les faits d’extrême-droite, fermée depuis des décennies « aux blessures du dehors ».
C’est de cela qu’il s’agissait dans le saccage exubérant des cartons bourrés de nouveaux CD et qu’il ne peut formuler que bien longtemps après : collectivement, en équipe, élaborer une culture de l’acceptation de ce qui, venant de dehors, blesse, entaille, passage obligé pour entretenir dans les organismes la faculté d’interpréter comme dialogue constant, multicellulaire, sans fin, inscrit dans le vivant, avec le différent, l’étranger, l’autre (à quoi correspond l’économie spirituelle de la médiation culturelle qu’il conceptualisa durant ses longues années de travail salarié). Fabriquer les anticorps culturels qui aident « le corps social « à se remettre « de ce qui l’affecte », en tirant le meilleur du bombardement de nouveautés, brutal. « Comme une plaie, qui ne commence à se cicatriser qu’à la condition qu’il y ait eu lésion, le vivant est en quête de son unité synthétique à condition d’être continuellement blessé par ce qui l’affecte et en permanence menacé par la résistance du multiple. (…) A chaque fois que le corps pense, c’est à partir d’une « sensation de souffrance » dans laquelle se confondent originairement le sentir et la pensée. » Dans cette optique, les organes exposés au flux absolu de nouveautés, ne sont que « processus de cicatrisation ». Et ça confère une dimension fêlée d’héroïsation à la manière de foncer tête baissée dans le mur de nouveautés en médiathèque (jadis) : « l’excès des blessures et la surabondance des excitations peuvent définitivement briser les capacités de réparation des corps vivants. Si les blessures de l’excitation stimulent – dans un premier temps et à condition qu’elles soient les « plus subtiles » possibles – les capacités d’assimilation, l’âge du télégraphe montre que l’accélération et la surabondance brutale des excitations peuvent finalement produire l’effet inverse, en détruisant les capacités assimilatrices nécessaires à l’incorporation. » Cela, à partir de la lecture que Barbara Stiegler fait de la pensée de Nietzsche face « à l’âge du télégramme » qui est devenu « l’âge du numérique » et à présent « l’âge de l’IA ». Vous voyez, diront les conservateurs, ça a toujours été ainsi, rien n’a changé, ce n’est pas grave. Mais si, c’est grave, voyez l’état dans lequel se trouve le monde !
Composition complexe de rythmes multiples, lignes de médiation
Ces nouveautés ne les atteignaient pas non plus de façon brute, elles étaient déjà, en amont, modélisées en quelque sorte par un Conseiller qui les avait sélectionnées selon une ligne éditoriale, très large certes, mais qui constituait une assise en quelque sorte collective au travail d’individuation dans lequel chacun chacune allaient s’engager ensuite, à tâtons, autant professionnellement que sur un plan personnel, intime, organique (là où le subjectif devient indispensable à une médiation collective). Cette ligne s’énonçait de façon très simple, élémentaire : comment rendre compte de l’actualité des esthétiques sonores et visuelles à l’échelle du globe, depuis les plus commerciales aux plus nichées, sans être exhaustif mais significatif, représentatif, en éclairant, grâce à ce spectre, une politique des esthétiques musicales et cinématographiques, esquissant une politique du multiple plutôt que du même, un pluriversel plutôt qu’un universel. Donner la préséance aux formes « mineures », de petites audiences, plutôt que contribuer au triomphe des formes dimensionnées pour la tournée des stades mondiaux. Il y avait dans ces malles, bien entendu, et en grande quantité, les derniers tubes confirmés ou en devenir dont bruissaient déjà les médias. Et ils avaient aussi un plaisir ambivalent à les déballer, les prendre en mains, les décrypter et à être ceux et celles qui, en les mettant dans les bacs, allaient permettre à plein de gens de les emporter pour écoute à domicile, sans devenir propriétaire de l’objet, satisfaction ambiguë à contribuer à la circulation du même dans les corps et les esprits. Tous ces gens qui passaient jour après jour à fouiller le bac des nouveautés de la médiathèque guettant les titres dont tout le monde parle ! Mais eux, ils traquaient dans la malle les « raretés », musiques inouïes, improbables, singularités inaltérables, inclassables, bordéliques, au potentiel déstabilisateur certain, multitude d’expressions jugées indigestes voire séditieuses par le circuit commercial, mais dont l’originalité, le côté exceptionnel, les avait au fil des ans, rendus accrocs. Parce qu’ils sentaient que ces « raretés » permettaient d’aborder à nouveaux frais la politique du sensible. Ils avaient besoin de leur dose d’esthétique indigeste, histoire d’exercer leur capacité à « incorporer » tout ce qui ne leur ressemblait pas et avec quoi une culture invente un échange, une intelligence des différences, une mémoire plurielle. Ils touchaient là, manipulant les disques, lisant les titres, les fiches techniques, jaugeant les contenus, « une composition complexe de rythmes multiples, qui forme l’unique tissu de la réalité. » (p.316), ce point où le vivant s’oppose radicalement à l’imposition d’un flux homogène, à une harmonisation synchronisée des pulsions et désirs voulues par le capitalisme (numérique) prônant à travers ses hit-parades l’affiliation à une métaphysique du profit en guise d’« absolu » (TINA). Il n’y a pas d’autre moyen d’intégrer les ferments de la diversité culturelle et se rendre aptes à les propager, à les rende actifs. Non pas dans une tour d’ivoire, mais en relation directe avec les personnes, ils s’évertuaient à rendre perceptible et attractive, cette « composition complexe de rythmes multiples », à instaurer une autre relation avec le tissu du réel, en donnant à entendre publiquement ces formes esthétiques « mineures », alternatives, non sans provoquer violences, malaises, altercations, ces nouveautés-là, abruptes, étant vécues comme agressives, terroristes. Il fallait ne pas apparaître comme faisant les malins avec des musiques d’initiés, éviter d’être perçus comme poseurs et snobs culturels !
Médiathèque, microbiome culturel dévitalisé par la dématérialisation
En créant une zone de contacts directs, bruts d’abord puis enrichis de médiations, organisées, improvisées voire bricolées, avec l’hétérogène de la nouveauté, et pas seulement celle des tubes en tous genres, la médiathèque participait à une sorte de microbiome environnemental culturel diffusant tout ce qu’il faut pour renforcer et multiplier les microbiotes propices à la diversité culturelle, au respect de l’autre, aux échanges nourriciers avec l’étranger. Comme lors d’expérimentations médicales où l’on gave des cobayes de nouvelles molécules, ils ne savaient pas ce que l’absorption régulière, assidue, professionnelle, d’esthétiques aussi étranges-étrangères, allaient produire sur leur sensibilité, leur subjectivité et personnalité, mais c’est ça qu’ils aimaient, une certaine aventure, la conviction de s’immerger dans quelque chose qui les transformait, les menait vers de l’inconnu, inventait une hospitalité de l’inconnu, les rendait disponibles à ce qui vient. Leur rôle dans ce pré-mâchage de biens culturels critiques, préalable à une appropriation collective débattue, produisant de la tolérance en lieu et place de l’imposition d’un universel vertical, visait bien à augmenter dans la société la tolérance à la différence, à l’autre, à l’altérité. Comme indispensable à rendre une société capable d’envisager, le cas échéant, toutes les voies possibles de transformation, d’évolution face à ses culs-de-sac (écologiques, économiques). Ils avaient bien la conscience politique, tout de même, que l’excitation qu’ils éprouvaient à s’ouvrir sans limite à la nouveauté alternative, devenant friands des formes esthétiques les plus rares, dissonantes, solitaires, cette excitation qui les engageait dans des profils de mutants culturels, les mettait en position, infinitésimale, certes, d’agents intégrateurs dans le corps social de l’altérité que le marché, par ailleurs, refoulait dans des niches, sans autre forme de procès, comme si tout ce que l’humain inventait n’était pas censé intéresser, à égalité, tous les humains. Cette fonction des médiathèques dans la cité, liée à l’économie des médias physiques et à la socialisation qui caractérisait leur circulation dans une logique de prêt public, a été liquidée par la « dématérialisation » comme fer de lance de l’individualisation marchandisée, radicale, extrémiste, du sensible.
L’incorporation de l’altérité, vivre avec l’autre en soi, leçon de Derek Bailey, les affects négatifs
Quelque chose a été perdu. Un outil collectif (médiathèque) pour placer au centre du vivre ensemble, la relation au discontinu, au dissemblable, à tout ce qui est « extérieur », et une gestion de l’excitation face à la nouveauté qui soit ouverture à l’autre, pas formatage algorithmique. « … ce qui fait le propre de la vie, c’est qu’elle intègre l’extériorité en se l’assimilant, temporisant devant l’issue d’une lutte qu’elle parvient au fond à retarder en l’intériorisant. Or là encore, cette « incorporation » de l’altérité n’équivaut jamais à un anéantissement. Incorporé, absorbé, ingéré, l’autre n’est jamais anéanti mais « refoulé » au cœur du soi. (…) Car c’est avec ce refoulement de l’autre en soi, avec cette poussée de tout ce qui blesse et qui résiste vers l’arrière ou vers l’intérieur de soi, que commencent justement la mémoire et le rapport au passé, et avec eux, la vie. » (p.200) Il reste toujours à expliquer ce que signifie faire en soi une place à l’autre et en quoi c’est indispensable pour le vivant, pour la culture du vivant, pour une culture vivante, pour inventer un avenir. (Ce qui échappe à des gens comme Bruno Retailleau allergique à tout ce qui s’approche du multiculturel, ce qui lui vaut un poste de ministre dans une « grande démocratie ».) Le squelette sonore qui lui reste en tête et qui caractérise cette nécessité d’incorporer de l’altérité, une musique qui en a fait son style même, sans jamais l’édulcorer, le polir, le compromettre, c’est la guitare de Derek Bailey. Une vrai guitare de survie, un jeu de cordes tout en déviations d’impositions, travail de sape permanent, jamais « rangé » ou « assagi », de tout accès à quelques absolutisme que ce soit. Aucune ligne droite. Aucune boucle. Aucun enracinement identitaire. Un aller simple sans terminus préétabli, toujours situé, à chaque note, en lignes brisées. Liaison, déliaison. Emboîtement, déboîtement. En dialectique. Déliaison devient liaison, et vice versa. Déboîtement vire à l’emboîtement, et vice versa. Ligne de crête vertigineuse. Détricotage de toutes les transcendances incorporées depuis des siècles de culture occidentalo-centrée. Mantras atomisés. Ramifications vers énergies shamaniques et autres ontologies pré-modernes. Un anti-lyrisme décapant qui installe une transe de phrase musicale désarticulée, passée à la moulinette, ré-articulée à l’envers, jeu de déconstruction et construction infini, remontant depuis la nuit des temps, réactivant, dans un style sophistiqué, la musique primale. (Anti-lyrisme n’est pas exactement le contraire de lyrisme, plutôt sa face cachée !) Comment peut-on aimer ça ? Ca ne ressemble à rien ! Ca me casse les oreilles ! La musique de Derek Bailey est représentative de ces expressions jugées indigestes, inaudibles, insupportables, négatives. Le travail de médiation dans lequel il a investi tant d’années, tant d’énergie, consistait à contourner le piège des pour et des contre, la vraie question était toute autre. Y a-t-il un gain commun à dépasser le stade de ces affects négatifs, en tirer quelque chose de constructif, pourquoi, comment, selon quelle histoire de la culture ? Si « l’attitude commune consiste à s’enferrer dans les affect négatifs dont nous accable cette part inquiétante de la réalité, en lui préférant une réalité imaginaire stable et rassurante et en suivant la logique grammaticale du ressentiment », la voie de l’émancipation, et donc la capacité à s’engager dans une société meilleure, ne consiste-t-elle pas à « retourner ces affects négatifs dans leur contraire : « C’est le fait d’une force étonnante de transformer cet effet en son contraire, en un étonnement sublime et ravi ». » (p.304, toujours Barbara Stiegler à propos de Nietzsche !). Son travail, à la médiathèque, a consisté à chercher cette « force étonnante », à la partager, à la « faire prendre » en des instants d’étonnement et de ravissement, à en faire un bien commun… Peut-être même était-ce cette « force étonnante » qui le poussa déjà, confusément, à gribouiller ses premiers poèmes adolescents ?
Multiplier l’image unique sous toutes ses formes, fitness
Transformer la grande imagerie absolutiste… friande de représentations religieuses mono-fondatrices… que ce soit la communion mélomano-consumériste dans les stades… ou celle de l’iconographie compassionnelle, universelle, surplombante, chrétienne forcément…rompre ce surplomb… en d’innombrables petites images réellement compatissantes, bienveillantes, accueillantes… il cultive en lui les réminiscences d’une peintre… Marie Zolamian… elle avait contemplé et voyagé dans une peinture ancienne, une « déploration du Christ »… un chef d’œuvre, comme on dit…. chef d’œuvre un peu inconnu puisque conservé dans un coffre-fort et montré rarement… mais enfin, le thème était connu, un archétype… une déploration du Christ… une image unique qui présente l’origine de la compassion… une scène de la plus grande déploration qui soit, inspirée par la personne la plus pleurable qui soit, le Christ… image unique qui institue une hiérarchie des pertes, du deuil, de la peine, des pleurs… à partir de là, nos déplorations ne nous appartiennent plus, elles réactivent en nous la déploration du Sauveur… le seul digne d’être vraiment pleuré… mort pour le salut de l’homme… la peintre avait été émue par la peinture, certes…. Par le faire du peintre anonyme… et surtout par ce qui hante son image et échappe à cette hiérarchie du pleurable… les plis d’étoffe, au plus près des corps, et de leurs irréductibles vécus et émotions refoulés par la soumission au Christ… tissus qui, parfois, ruissellent comme des pleurs immobiles … et elle avait multiplié cela en de nombreuses petites images… représentant toutes sortes de déplorations… autour de pertes anonymes… des dépouilles « sans qualité » accompagnées parfois de nonnes infirmières affairées, traitant chacun-e comme le Christ… multipliant le Christ, ni plus ni moins… et lui, en tête, à partir de ces peintures, absorbées, digérées, n’a cessé de produire de semblables petites images… saluer les innombrables humains qui crèvent comme des chiens… oubliés de tous, méprisés… des lits, des draps, des suaires, des corps étendus… et d’autres silencieux, recueillis, qui les accompagnent vers l’au-delà… une démocratie de la déploration religieuse… dans des antichambres de l’au-delà, nues, impersonnelles… des lieux de passages vers le néant où flottent juste quelques tentures, quelques lambris… multiplication de dépouilles toutes différentes, blêmes dans le silence de mort… toutes autant pleurables les unes que les autres … toutes abandonnées par une société brutale, sans pitié pour les faibles…. qui rejette les pauvres, criminalisent les sans-abris, les sans-papiers, les migrant-e-s… mais conserve dans un coffre-fort une toile ancienne avec des femmes pétrifiées de larmes près du Messie mort, détaché de sa croix…
Pierre Hemptinne