Édouard Louis en 2017.
Alors que, dans le monde de mon enfance, on est ouvrier ou caissière, et on rêve de faire construire sa petite maison, d'acheter une grande télé ou une belle voiture, mon frère a rêvé de devenir un magnat de l'immobilier, de reconstruire Notre-Dame de Paris, d'ouvrir la plus grande boucherie du monde et d'y accueillir Madonna et Brad Pitt... Ses rêves déjouaient le conditionnement social. Lorsque je l'ai réalisé, le livre a bougé et s'est mis à raconter l'histoire d'une rencontre brutale entre un déterminisme de classe et un corps qui résiste à ce déterminisme. Et l'effondrement que produit ce désajustement. La blessure. La dépression...
J'ai l'impression d'avoir fui un destin social, mais je vis toujours avec le spectre de cette vie qui aurait pu être la mienne. Je ne traverse pas une journée sans me dire : que se passera-t-il si, un jour, plus personne ne s'intéresse à mes livres ? Je sais que c'est plus ou moins absurde, mais j'ai toujours l'impression d'être au bord du précipice social. Que ça va me rattraper, que je ne dois pas m'arrêter de courir. Je travaille tout le temps, comme beaucoup d'écrivains, parce que c'est ce que réclame la littérature, mais aussi parce qu'il me semble que je dois me maintenir dans cette dynamique pour ne pas chuter. La douleur de mon frère, c'est aussi la mienne. Comme lui, j'ai du mal avec le monde et avec la vie. Mais, parce que je suis parti, j'ai eu accès à des techniques de survie. J'ai l'écriture, la création. J'ai l'amitié, qui est extrêmement importante. Et j'ai les antidépresseurs, sans lesquels je ne pourrais pas vivre - traitements auxquels mon frère n'a pas eu accès, car dans le monde de l'extrême précarité, l'idée de la dépression n'existait même pas. On n'évoque jamais, ou presque, le milieu social de mon enfance sous l'angle de la douleur psychologique. À part dans les films admirables des frères Dardenne, qui savent restituer des nœuds psychologiques extrêmement complexes à l'intérieur des classes populaires....
Edouard Louis, extraits d'un entretien pour Télérama n°3899 du 2/10/24. Du même auteur, dans Le Lecturamak :