Orontea (Stéphanie d'Oustrac) dans son bureau
Avec l'Orontea , le Teatro alla Scala poursuit son projet visant à redécouvrir les origines italiennes de l'opéra et les richesses du baroque tel qu'il s'est développé à Naples, Rome et Venise. Il a récemment donné lieu à deux premières sur la scène milanaise : La Calisto de Francesco Cavalli et Li zite 'ngalera de Leonardo Vinci.
L'Orontea d'Antonio Cesti avait été créé à Innsbruck le 19 février 1656, une ville qui célèbre chaque été depuis 15 ans la mémoire de ce compositeur en organisant le Concours de chant baroque Piero Antonio Cesti en clôture des Semaines festives de musique ancienne. Dans la seconde moitié du 17ème siècle, l'opéra avait été joué plus de 17 fois, avant de tomber dans l'oubli. La quasi-totalité de la partition avait ensuite été perdue. Plusieurs manuscrits ont été redécouverts dans les années 1950. La Piccola Scala de Milan l'avait remis à l'affiche en 1961 avec la mezzo-soprano Teresa Berganza dans le rôle-titre. René Jacobs avait dirigé une production concertante en 1982 à Innsbruck, et l'oeuvre fut encore mise en scène dans la capitale tyrolienne en 2014. En 2015, Ivor Bolton dirigeait l'Orontea à l'Opéra de Francfort. La nouvelle production de la Scala, dirigée par l'illustre spécialiste Giovanni Antonini, marque le retour du metteur en scène Robert Carsen avec un opéra baroque, après son interprétation triomphale du Giulio Cesare de Haendel, donné à la Scala en 2019. Comme aucune partition autographe de l'opéra n'a été conservée, le Teatro alla Scala a commandé une nouvelle édition à Alberto Stevanin, qui a analysé et comparé quatre partitions complètes et deux recueils d'arias, conservés dans diverses bibliothèques.
Robert Carsen situe l'action dans le bel aujourd'hui des milieux artistiques mondains milanais contemporains. Orontea, une reine de l'antiquité égyptienne d'après le livret, devient ici une femme d'affaires énergique et déterminée qui dirige une galerie d'art qui porte son nom et affirme à son conseiller Creonte n'avoir pas de temps à perdre pour l'amour. Gideon Davey a créé des décors et des costumes fascinants. Un vernissage va bientôt être organisé dans la galerie. On assiste à l'accrochage de grands tableaux aux cimaises de l'espace d'exposition, une grande salle concave dotée d'une mezzanine à laquelle on accède par un escalier latéral. Les tableaux sont en fait de grands barbouillages abstraits dans lesquels la couleur rouge domine. Au centre de la scène un grand lit défait dont les draps ont des tonalités en harmonie avec les tableaux semble bien incongru dans une galerie d'art. On suppute sa fonction. Robert Carsen l'a-t-il placé en cet endroit déplacé pour accrocher l'attention sur la thématique des tumultueuses amours qui sont au centre de l'action ? Mais non, le lit est entouré d'un fil d'acier tendu entre de petits piquets, qui empêche les invités au vernissage de s'en approcher. Bon sang, mais c'est bien sûr ! Il s'agit d'une "installation", d'un objet trouvé à la manière de Marcel Duchamp. Peut-être Carsen s'est-il inspiré de la célèbre installation "My Bed" de l'artiste britannique Tracey Enim, une oeuvre d'art qui représente un lit défait entouré de déchets qui vient d'être vendue 2,8 millions d'euros au début du mois de juillet dernier à Londres. Dans sa récupération de l'idée, l'installation de Carsen a eu le bon goût de s'abstenir de l'exposition des déchets ! Une fois les tableaux accrochés, la galerie accueille les visiteurs très distingués et très fortunés, des figurants qui envahissent la scène magnifiquement accoutrés par le même Gideon Davey, dans des costumes hyper élégants et souvent hilarants qui rappellent que Milan est une capitale de la beauté et de la mode. Et justement, — est-ce un hasard ? —la capitale lombarde accueille en cette fin septembre la semaine de la beauté (la Milano Beauty Week, sponsorisée par des firmes cosmétiques) et la semaine de la mode. Le metteur en scène réussit là un des plus beaux tableaux d'ensemble de la soirée, avec une extraordinaire étude de la gestuelle du snobisme contemporain, une scène d'anthologie. Plus tard, on verra des figurants déménageurs venir soigneusement décrocher et emballer les tableaux et le lit avec tous les soins que requièrent des œuvres aussi cotées.
Le grand bureau de la galeriste confirme son statut de brillante femme d'affaires. Un bureau dépouillé aux meubles designs dont l'immense baie vitrée et la terrasse donnent sur la ligne d'horizon (pardon, on dit plutôt la skyline) d'Isola, le fleuron urbanistique de la Milan moderniste avec ses gratte-ciels signés par les bureaux d'architecture les plus en vue, dont la tour UniCredit de César Pelli ou le Bosco Verticale (le bois vertical) de Stefano Boeri. Robert Carsen fait un usage modéré et judicieux du plateau tournant pour nous balader dans les sous-sols de la galerie, une bibliothèque avec des ouvrages de référence couplée avec un espace d'entreposage (avec des systèmes à haute densité modulaire) des tableaux en attente d'exposition, de vente ou d'expédition, ou, plus hilarant, un garage avec trois motos aux carénages rutilants qui côtoient des containeurs dans lesquels Aristea, reconvertie en femme de ménage, vient déverser les ordures. Un ascenseur relie tous les étages de l'immeuble.
La fin heureuse (le lieto fine) qui voit enfin réunis les couples volages qui s'étaient séparés a elle aussi lieu dans l'espace d'exposition lors d'un nouveau vernissage, celui des œuvres d'Alidoro. Plus d'art abstrait cette fois, mais des tableaux réalistes dans lesquels le peintre très égocentrique se met en scène en train d'illustrer les différents épisodes marquants de sa vie. Les deux vernissages marquent le début et la fin d'un cycle.Le succès d'un peintre princier
La soirée s'est déroulée comme dans un songe heureux, on ne sentait pas le temps passer tant le travail de l'orchestre et des chanteurs était fascinant, tant les trouvailles et la structuration de la mise en scène apportaient un étonnement enchanteur. Il est un mot italien intraduisible qui pourrait rendre compte de l'éclat lumineux d'une production qui a exigé un travail inouï de la part de chacun de ses contributeurs, c'est la sprezzatura. Tout était parfait et léger, tout était naturel, d'une italianité rêvée. L'Orontea, dramma per musica d'Antonio Cesti, à la Scala de MilanDu 26 septembre au 5 octobre 2024
Livret de Giacinto Andrea Cicognini et Giovanni Filippo Apolloni
Orchestre du Teatro alla Scala
Nouvelle production du Teatro alla Scala
Chef d'orchestre Giovanni Antonini
Mise en scène Robert Carsen
Décors et costumes Gideon Davey
Lumières Robert Carsen et Peter Van Praet
Distribution
Orontea Stéphanie d’Oustrac
Creonte Mirco Palazzi
Silandra Francesca Pia Vitale
Corindo Hugh Cutting
Gelone Luca Tittoto
Tibrino Sara Blanch
Aristea Marcela Rahal
Alidoro Carlo Vistoli
Giacinta Maria Nazarova
L'opéra sera retransmis en direct vidéo sur LaScalaTv le 5 octobre à partir de 19H45. Après la diffusion en direct, la vidéo restera disponible à la demande jusqu'au 12 octobre 2024.
Crédit photographique @ Vittorio Lorusso (photos 1,2,3 et 5) et Brescia e Amisano @ Teatro alla Scala (photo 4)
Pour les italianophones
La Scala propose en ligne des articles intéressants du programme :
https://www.teatroallascala.org/static/upload/oro/orontea-libretto.pdf
Ainsi que le libretto :
https://www.teatroallascala.org/static/upload/oro/orontea-libretto.pdf
Synopsis (traduit du synopsis de la Scala)
Acte I
L'action se déroule dans un « village délicieux ». Orontea, reine d'Égypte, renouvelle dans un aria sa décision de ne jamais tomber amoureuse. Son tuteur, Creonte, tente en vain de la convaincre de se trouver un mari. À ce moment, l'attention d'Orontea est attirée par les cris du page Tibrinus qui vient de sauver d'une embuscade un peintre, jeune et beau, nommé Alidoro. Le jeune homme, accompagné de sa vieille mère Aristea, arrive en présence de la reine qui se sent aussitôt attirée par lui. C'est alors qu'entre en scène un vieil ivrogne, Gelone, le serviteur bouffon qui ne peut manquer dans un mélodrame du milieu du XVIIe siècle. Après avoir chanté les louanges du bon vin, il entame un dialogue avec deux amants : Silandra, la servante de la cour, et Corindo, le chevalier. Une nouvelle rencontre entre Alidoro et Orontea fait comprendre au premier les sentiments de la reine à son égard. Mais la beauté d'Alidoro a également frappé la frivole Silandra, qui s'intéresse à lui. L'acte se termine par un dialogue confus entre Gelone, toujours ivre, et Tibrino.
Acte II
Orontea reconnaît à part soi qu'elle est amoureuse d'Alidoro, à l'inverse de ce qu'elle avait affirmé au début du premier acte. Un nouveau personnage, Giacinta, qui a revêtu des vêtements masculins et prétend se nommer Ismero, fait son entrée sur scène. C'est elle qui a attenté à la vie d'Alidoro. L'indignation d'Orontea rend compte de ses sentiments. Pour compliquer les choses, Aristea, la vieille mère d'Alidoro, s'entiche de Giacinta, qu'elle prend pour un homme, ce qui donne lieu à de nouvelles scènes cocasses. La situation de la vieille femme séduisant un jeune homme est fréquente dans l'opéra du XVIIe siècle. Elle est d'autant plus paradoxale qu'Ismero est en fait une femme et que le personnage d'Aristea est confié à un ténor. Silandra, quant à elle, abandonne Corindo sans hésiter et Alidoro n'arrive pas à se décider entre les deux femmes. Alors qu'il s'apprête à incarner Silandra, il est attaqué par Orontea en furie : angoissé, il s'évanouit, ce qui donne à Orontea le courage de lui avouer son amour dans une lettre. L'aveu d'amour à l'être aimé qui ne sait pas entendre est également un topos de l'époque, largement dérivé du théâtre espagnol contemporain. La lettre ouvre les yeux de l'inconstant Alidoro, qui se réjouit de sa bonne fortune.
Acte III
Dans le dernier acte, le tourbillon des couples s'intensifie. Alidoro renie Silandra et se vante de ses amours royales. Cela sème le trouble à la cour et exaspère Orontea : le jeune homme est ainsi éconduit par ses deux amantes et se plaint de l'inconstance féminine. Tibrinus et Gélon ont pitié de tous les amoureux, l'un déclarant préférer la guerre à l'amour, l'autre le vin. Le bouffon est envoyé par Silandra pour se faire pardonner par Corindo, qui lui accorde son pardon, mais jure de tuer son rival. Entre-temps, Giacinta est également tombée amoureuse d'Alidoro, mais subit les avances d'Aristea qui lui offre une médaille précieuse. La jeune femme l'offre à Alidoro, espérant l'attirer à elle. Mais Gelone, qui a assisté à la scène, pense qu'Alidoro a volé une médaille similaire appartenant à Orontea et l'accuse. C'est précisément la médaille qui conduit à une heureuse conclusion. Elle démontre qu'Alidoro est en fait le prince Floridano, enlevé par des corsaires alors qu'il portait encore des langes. Alidoro peut ainsi épouser Orontea, tandis que Corindo épousera Silandra.