Régulièrement, Philostrate donne la parole à des personnalités portant un regard décalé sur le monde du sport, désireuses de faire partager leurs coups de cœur,
leurs témoignages ou leurs désillusions. Aujourd'hui, à l'occasion du départ du Tour de France et de la sortie de son dernier livre, Anquetil le rebelle,
Jacques Marchand, 86 ans, ancien responsable de la rubrique cyclisme de L'Équipe, nous livre son sentiment sur le dopage et son traitement dans les médias.
Dans un passage marquant de votre livre, Jacques Anquetil revendique le droit pour les coureurs professionnels "de tirer
profit selon leur convenance de leurs souffrances et de leurs sacrifices", justifiant par là même le recours éventuel au dopage. Dans quelles circonstances a t-il été amené à vous faire
cette déclaration ?
Il s’agissait d’un contexte général et permanent. Avant son interdiction réglementaire, la mise en place (laborieuse) des contrôles, et les poursuites judiciaires envisagées, le “doping” ou
“la dope” (expressions utilisées à l’époque), n’était pas un sujet tabou et nous en parlions librement entre coureurs et journalistes. Notre rôle, nous journalistes, consistait à convaincre
les coureurs de ne pas user d’artifices dangereux pour leur santé et préjudiciables à l’image du cyclisme. Nous dénoncions le dopage, mais ne poursuivions pas les “dopés”, c’est vrai, ce qui
autorise aujourd’hui à nous qualifier de “complices”. Cette complicité là, j’en redemande, je la préfère à la chasse aux sorciéres et à la délation qui, pour notre génération, étranglée par
l’Occupation, était devenue une hantise. Ce sont souvent les circonstances qui dictent les principes.
Dans la logique qui prévaut aujourd'hui, Jacques Anquetil ne serait-il pas considéré comme un paria, pourrait-il même conserver ses cinq victoires dans le Tour de France
?
D’abord, même si les autorités fédérales l’avaient condamné, Jacques Anquetil n’aurait jamais été considéré comme un paria par l’opinion publique et bien sûr par la presse. Le Tour de France,
lui-même, à cette époque, n’aurait jamais admis de se saborder en coupant des têtes, surtout de si belles têtes... Jacques Anquetil avait du répondant et du caractére, ce que n’ont plus les
coureurs aujourd’hui, même les plus titrés. Le peloton est devenu un troupeau de moutons. Je n’en fait pas grief aux hommes, mais à la société. C’est la marche du temps qui veut qu’il en soit
ainsi. Pour gagner sa vie, dans ce milieu, il faut “suivre” en s’adaptant aux conditions imposées par la commercialisation et la médiatisation du sport spectacle.
Quel est votre sentiment sur le sort fait aux coureurs aujourd'hui et sur la charte de l'UCI qui les engage à fournir un échantillon d'ADN en cas de
suspicion de dopage ?
Pour moi, ces mesures piétinent les droits individuels, elles sont discriminatoires, elles s’acharnent sur les seuls coureurs cyclistes désignés ainsi comme “présumés coupables”. Ajoutez à cela,
la convention “spéciale” imposée par l’UCI aux coureurs qui participent au Tour de France. De quel droit une fédération internationale peut elle édicter une mesure exceptionnelle pour une
organisation privée ? On panique de partout et à vouloir se dédouaner à tout prix, on fait n’importe quoi. Ce qui me choque le plus, c’est l’absence de réactions. Personne ne défend les coureurs,
qui ne se défendent pas eux-mêmes. Silence des autorités sportives et civiles, et de la presse, comme si les droits de l’homme n’existaient plus ou ne s’appliquaient pas aux coureurs cyclistes,
gladiateurs modernes, ne méritant pas le régime et la considération de citoyen.
N'y a t-il pas une grave erreur à poser la question du dopage sous l'angle uniquement moral ? N'est-ce pas un moyen facile d'éviter de la replacer
dans le contexte plus large des dérives du sport professionnel actuel et de la logique du "toujours plus" entretenue par la surmédiatisation du spectacle sportif ?
Tout me parait illogique et parfois indécent dans la façon de mener la campagne anti-dopage, aussi bien de la part des autorités civiles et sportives que dans le traitement de la presse. Je
dénonce fortement ce principe en vigueur “ce n’est pas moi,c’est l’autre...” pour finalement tout rejeter sur les coureurs, certes coupables, s’ils se dopent, mais pas seuls coupables. Coupables,
nous le sommes tous, les groupes sportifs et leurs sponsors, les autorités fédérales, les organisateurs, la presse (surtout la télévision) qui exploitent le spectacle et aussi le public, qui le
réclame et s’en délecte. Il y a un mécanisme infernal en place,auquel personne n’échappe
Jacques Marchand, propos recueillis par Philostrate
Anquetil Le rebelle par Jacques Marchand. Editions Prolongations. 250 pages. 12 €.