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D’acier

Publié le 30 septembre 2024 par Adtraviata
D’acier

Quatrième de couverture :

Il y a la Méditerranée, la lumière, l’île d’Elbe au loin. Mais ce n’est pas un lieu de vacances. C’est une terre sur laquelle ont poussé brutalement les usines et les barres de béton. Depuis les balcons uniformes, on a vue sur la mer, sur les jeux des enfants qui ont fait de la plage leur cour de récréation. La plage, une scène idéale pour la jeunesse de Piombino. Entre drague et petites combines, les garçons se rêvent en chefs de bandes, les filles en starlettes de la télévision. De quoi oublier les conditions de travail à l’aciérie, les mères accablées, les pères démissionnaires… Anna et Francesca, bientôt quatorze ans, sont les souveraines de ce royaume cabossé. Ensemble, elles jouent de leur éclatante beauté, rêvent d’évasion et parient sur une amitié inconditionnelle pour s’emparer de l’avenir.

J’ai beaucoup aimé ce roman mais je ne sais trop comment en parler tant il est riche (et que j’ai un petit coup de mou pour écrire des chroniques de lecture).

Ces deux personnages d’Anna et Francesca sont sans doute inoubliables. J’ai été assez sidérée par ce quartier de la via Stalingrado à Piombino (tout un univers) dans lequel elles vivent, par cette jeunesse pauvre, ivre de vie (et de drogue, pour de nombreux jeunes gens), laissée à elle-même, écrasée de soleil et de solitude. Anna et Francesca, bientôt quatorze ans, en sont de bons exemples : leurs pères sont « absents », l’un voyou, magouilleur, beau parleur, l’autre violent et bas du plafond ; leurs mères font ce qu’elles peuvent mais ne sont pas à la hauteur non plus, l’une sans éducation, venue du Sud et l’autre engagée dans le combat syndical. Nous sommes en 2001, à Piombino, ville côtière de Toscane, ville de métallos où la Lucchini, la fabrique d’acier, donne du travail à de nombreux hommes. Et quel travail ! Des conditions dantesques dans la chaleur, la pénibilité, le danger permanent ; on se demande s’il existe un comité de sécurité et d’hygiène dans cette usine où les accidents – tous graves – semblent bien nombreux. C’est là que travaillent Alessio, le frère d’Anna, attaché viscéralement à cette aciérie mais qui tient en sniffant la coke où il écoule son salaire, plusieurs de ses copains et aussi le père de Francesca (celui d’Anna s’est fait virer). L’usine rythme la vie du quartier, sa silhouette et ses kilomètres de longueur dominent le paysage, le bruit est incessant. Les seules distractions sont les bains de mer, les sorties en boîte et les filles n’ont qu’à bien se tenir : leurs pères et leurs frères les tiennent étroitement à l’oeil, dans ce milieu profondément patriarcal (ça fait froid dans le dos). Anna et Francesca n’ont qu’une idée : s’évader de ce quartier pourri, échapper à la mainmise de leurs « babouins » de pères, et pour cela elles peuvent compter sur leur amitié indéfectible et leur beauté ensorcelante qui attire et attise les jalousies.

Au début, j’étais bouche bée devant la déliquescence de tous ces jeunes, garçons et filles, je me demandais où nous emmenait Silvia Avallone, jusqu’au moment où les chemins d’Anna et Francesca se séparent. Elles nous emportent avec elles dans ce premier roman époustouflant. Tout est intéressant, les personnages, la puissance (occulte) de cette usine qui pèse sur tout et tout le monde. Silvia Avallone écrit avec tous les sens, on visualise parfaitement les plages écrasées de soleil, les maillots de bain pleins de sable, le feu des poches de coulée, les rêves et les aspirations, les désespoirs et les désillusions. C’est un roman plein d’innocence et de noirceur à la fois. Oui, Anna et Francesca m’accompagneront longtemps.

« A trois heures de l’après-midi, en juin, les vieux et les mômes allaient dormir. La lumière, dehors, était de feu. Assis devant la télé, les ménagères et les retraités en pantalon de polyester, les survivants des hauts-fourneaux, inclinaient la tête, asphyxiés par la chaleur.
Après le déjeuner, la façade de ces barres d’immeubles toutes pareilles, collées les unes aux autres, ressemblait à un mur de niches funéraires dans un cimetière. Des femmes aux jambes gonflées, les fesses ballotant sous la blouse, descendaient s’asseoir dans la cour à l’ombre, autour d’une table de camping. elles jouaient aux cartes et agitaient frénétiquement leur éventail en parlant de tout, et surtout de rien.
Les maris, s’ils n’étaient pas au travail, ne mettaient pas le nez dehors. Ils restaient là, avachis, torse nu, ruisselants de sueur, à manier la télécommande. Pas pour écouter ces connards à la télé. juste pour mater les bimbos, ces petites garces, le contraire absolu de leurs femmes. »

« Elles couraient au milieu de la foule, se retournaient pour se regarder, se prenaient par la main. Elles savaient que la nature étaient avec elles, que c’était une force. Dans certains milieux, pour une fille, tout ce qui compte c’est qu’elle soit jolie. Si t’es un boudin, ta vie sera nulle. Si les garçons n’écrivent pas ton nom sur les piliers de la cour de l’immeuble et ne glissent pas des petits mots sous ta porte, tu n’es rien ; à treize ans, tu as déjà envie de mourir. »

« Nino et Massi l’écoutaient attentivement, les yeux plantés dans les siens.
« Faut pas lui envoyer des fleurs ! Tu la prends et tu la bouscules direct sur le capot ! » expliquait Cristiano à Nino.
Il parlait fort, et à une table voisine des gens se retournèrent, amusés. Alessio fumait et regardait ailleurs, l’avenue qui commençait à se remplir de jeunes.
« Les femmes, c’est comme ça qu’il faut les traiter ! En levrette, sur la banquette arrière…
– J’ai pas de bagnole, objecta Nino avec une pointe de désespoir.
– Et alors, t’as pas un scoot ? » soupira Cristiano. Il en connaissait un rayon lui, il avait vécu, et voilà qu’il perdait son temps avec ce gamin amoureux de sa voisine. Ca l’agaçait, mais ça lui plaisait bien aussi, d’avoir à leur expliquer comment marche le monde, à ces deux-là. »

« Il se sentait terriblement puissant , Alessio, quand il enfonçait le pied sur l’accélérateur. Vingt trois ans, sept ans qu’il bossait aux aciéries. Au début, il transportait la fonte du haut-fourneau aux convertisseurs, à un moment ils l’avaient mis à pelleter le charbon, et pour finir au pont-roulant.
Il sentait le sang pulser dans ses artères, quand il conduisait avec cette musique de dingue en montant le volume à faire exploser les amplis. Il en écoutait souvent aussi sur son baladeur à l’usine : du hardcore. A regarder la coulée continue, l’acier qui prend la couleur du sang, ce boum-boum incessant dans les oreilles lui donnait le sentiment d’être en guerre. »

« Le ciel n’en était pas un. C’était une volière. Les flammes violettes des fours, les bras des grues, les tonnes de métal enchaînées aux becs des palans. La succession sans fin des hangars, des bureaux, des soutes. Une obsession auto-engendrée. Les cheminées, actives ou pas. Elles crépitaient sans discontinuer au-dessus de sa tête : violettes, rouges et noires les flammes. Jaunes, verts les bras des grues qui tournaient, les tonnes de métal voltigeant comme des oiseaux, jaunes les nuages de carbone, noirs quand ils sortaient de la gueule des cheminées. Ils appellent ça le cycle infernal continu. »

Silvia AVALLONE, D’acier, traduit de l’italien par Françoise Brun, Liana Levi piccolo, 2012 (Editions Liana Levi, 2011)

Dans le cadre de son thème d’année sur le monde du travail, Ingamnic a proposé cette lecture commune.


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