Roman - 240 pages
Editions Verticales - juin 2024
Une femme vivant à Paris est un jour appelée par le lieutenant de police Zembra. Le corps d'un homme a été retrouvé sur une plage du Havre, avec dans sa poche, un ticket sur lequel on lit son numéro de téléphone à elle, elle, femme cinquantenaire sans histoire... Le Havre, bien sûr qu'elle connaît, qu'elle connaissait plutôt, comme elle y a grandi. L'appel du lieutenant, comme l'appel du Havre, lui incitent à prendre immédiatement un train pour les bords de la Manche...
De la plage de l’hôtel de ville au Havre à la rue du Havre à Paris, de la rue du gros horloge à Rouen à la rue de Crimée à Paris, les lieux m’ont parlé de tant de familiarité.
L’écriture de l’auteure, sa plume, son incapacité à se passer des détails, de la description sensorielle et mémorielle de tout acte, est en soi un pays, un monde, un objet littéraire.
Maylis de Kerangal maîtrise à la perfection l’art de nous envoûter, de nous faire adhérer à un suspense sans fin afin de divaguer sur tant d’autres sujets : Le Havre bien sûr, son passé sombre qui l’a rasé lors de la seconde guerre mondiale, son présent sombre aussi, avec l’enclave du quartier des Neiges, les trafics liés aux déchargements portuaires qui poussent les dockers à suivre les sirènes illicites, les migrantes fuyant la guerre en Ukraine pressées de rallier l'Angleterre, les années 80 et, moins sombre mais plus mystérieux, le premier amour de la narratrice.
Tout est mélangé, tout alterne au cours du récit. Ramenés au présent et à l’enquête aux accents de polar, nous ne sommes pas épargnés par les constats sur un corps retrouvé ni sur le quotidien des policiers et médecins légistes.
Extrait :
"(...) Le Havre avait encore des poussées de croissance adolescentes. Mais la ville dont je suis l'enfant demeurait indifférente à tout ça. Elle ignorait ces manipulations et se foutait bien de ces manigances, elle se tenait sous la surface visible des esplanades paysagées, au revers des pôles de fonctionnalités et des greffes urbaines, derrière les enseignes de la fast fashion et des boulangeries industrielles, en deçà des réhabilitations patrimoniales et des équipements flambant neufs. Elle résistait à son propre urbanisme. Elle vivait ailleurs, sous les nuages et dans le vent. Seules m'intéressaient les données logées dans ma carte mémoire, les lignes enfouies et les vieux aperçus, les très anciens repères - le ciel vaguement plus clair à l'ouest, les couloirs du vent, la forme des fumées. Aussi, ce qui a traversé mon cœur de mortelle, fugace mais tranchant, alors que j'évitais de me casser la gueule sur le trottoir que vitrifiaient les feuilles mortes, avait-il peu à voir avec le sentiment de perte, la poisse mélancolique, le chagrin éprouvé devant ce qui s'efface, s'altère, devient méconnaissable, mais relevait d'une autre émotion, tout aussi poignante, celle qu'on éprouve au contraire devant ce qui, dans le temps, persévère et se ressemble, devant ce qui avait survécu et que je pouvais reconnaître. Si longtemps que je ne suis pas revenue au Havre."
Et au bout de tout cela, on réalise que l'on a seulement passé une journée auprès de cette femme dont on ne connaît pas le prénom mais avec laquelle on a senti, touché, entendu, revu, tant de choses.
Le seul bémol est qu’on peut rester sur sa faim à la fin de ce parcours haletant, que la pudeur est imposée quand on voudrait prolonger le recollage des morceaux. En vain, le ressac les remporte et le roman se clos. Un journée qui a emportée une femme au large de chez elle, vers l'embouchure et ses vents permanents sur les galets, l'a fait se heurter drames et souvenirs, avant de la ravaler auprès des siens, de sa fille Maïa et son mari Blaise. La vague est passée. La prochaine n'est pas de ce récit.
Un magnifique roman d’une belle fluidité malgré la langue exigeante mais tellement virtuose, poétique et bâtisseuse d'impressions.
L'avis de Cédric S. - MonRomanNoirEtBienSerré
L'avis Olivier Rachet - Le club de Médiapart
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