Blue Jasmine
de Woody Allen
La magnifique actrice ! Quand elle se soûle, c'est toute la salle qui respire l'alcool aigre. Quand elle ravale ses pleurs, ce sont mille spectateurs qui déglutissent leur sinusite. Rarement déchéance aura été aussi communicative et aussi jouissive.
C'est là tout le génie marketing du metteur en scène. L'ogre Woody a trouvé une nouvelle proie. Il sait à quel point la spectatrice moyenne de plus de 50 ans qui constitue le gros de son femmes-club, engoncée dans sa gaine et geignant des genoux, à qui les hommes ne cèdent plus leur place dans le métro par galanterie mais par compassion, se délecte avec jubilation d'une revanche honteuse lorsque le cynique cinéaste détruit la plastique divine de l'idole. Ah qu'il est bon, pour le peuple bouffi des prochains grabataires, de pouvoir admirer les cernes distendus de la beauté qui s'écroule, ses paupières brûlantes d'une garance malsaine, son nez gonflé de mucosités larmoyantes ! Ça c'est du cinéma, du vrai, du réaliste, du destructeur qui déboulonne les mythes à coup de catharsis revigorante, sans choquer les médias, refroidir les ancêtres, échauffer les puceaux, ni broncher d'un orteil.
Sous l'apparence d'un portrait de femme au bord de la schizophrénie, ce film est un brûlot anticapitaliste, un pamphlet contre la société des apparences et de l'anoblissement par la crapulerie, une charge virulente contre l'industrie du luxe et son pendant pharmaceutique, véritables Yin et Yang de l'avilissement des élites, dont les angoisses existentielles ne trouvent d'exutoire que dans l'ostentation élitiste ou la désincarnation médicalement assistée sous l'égide des dieux Vuitton et Tranxène. C'est triste et fulgurant comme une fausse note dans un prélude de Debussy ou l'explosion de joie d'un vainqueur de l'Eurovision.
Le nez bouché et les lèvres pincées - ce qui ne facilite pas l'oxygénation des organes - Jasmine fuit, va, court, vole et se venge telle une Médée abonnée à Gala.
À force de traiter la réalité avec le dédain et la classe des égéries de Wall Street, elle met sa vie en l'air avec une conscience et une détermination dont s'enorgueillissent peu de bourreaux professionnels. On ne saurait l'en blâmer car on en rit et c'est bien ça qui est triste.
Courez donc voir Blue Jasmine avant que la dictature de la réalité n'ait arasé jusqu'aux rêves des artistes.Courez vous régaler de l'enchevêtrement troublant du rire et des larmes que nous offre, l'air de rien, une très grande comédienne.
Courez lire dans ses yeux cette part de nous-mêmes qui nous fait si peur que l'on accepte de s'oublier.
Pégéo, 34 septobre 2013,
un jour où l'automne encore jeune
faisait semblant d'y croire.
* IFA : Internationale du Film Anticapitaliste, Groupuscule obscurantiste de cinéastes anarchistes dégoulinants de bons sentiments souvent dénoncés ici ou là, ou encore là, il suffit de fouiller dans les critiques d'Ad-Absurdum.