de Christophe Offenstein
C'est ce que les cinéphiles appellent un film iodé. Dès les premières vagues, ça sent le varech suroxygéné et les embruns qui fouettent le visage desséché des marins audacieux, y déposant une couche de sel supplémentaire pour y creuser les rides, jusqu'à ce que la peau prennent cet aspect parcheminé qui masque les ravages de l'alcool et fait frémir les Paimpolaises.
Sous leur aspect rustique, les navigateurs sont des personnalités complexes. Ils n'hésitent pas à quitter leur femme pour prendre la mer et en découdre en solitaire avec Œdipe. Ils reviennent guéris en héros aguerris et peuvent siéger parmi leur pairs, ce qui n'est contradictoire que pour Tonton Sigmund qui avait des problèmes d'orthographe. Parfois, le marin déboussolé empanne face à l'amer et se retrouve en panne, amer et sans repère, dérivant au grand largue en attendant la dépression qui le poussera au large où l'attend l'aventure. C'est très technique. Les terriens se contentent dans ce cas de dire qu'ils ont le vague à l'âme, mais pour l'homme de la mer, la lame est une vague si traîtresse qu'il craint de la nommer et se perd en circonvolutions. On dit alors qu'il jargonne en breton.
Il lui faut choisir : céder à C'est le choix de Yann Kermadec, qui s'élance sur les flots assassins débordant d'arrogance et de fierté, tel Artaban chevauchant un Pégase pélagique et insubmersible. Bouffi d'orgueil comme un spi gonflé par les alizés, ivre d'eau de mer avalée par paquets, le malouin présomptueux sous-estime l'espièglerie dont les dieux savent faire preuve pour rabattre la superbe des capitaines intrépides. ce curieux besoin, chez les marins, de faire des phrases * ou se lancer dans une circumnavigation en compagnie d'autres désœuvrés aux cirés rapiécés à coup d'étiquettes publicitaires pour masquer leur misère.
Mal lui en prend. A l'instar d'Ulysse retenu par Circé en son île d'Eléa, le globathlonien doit faire halte aux Canaries le temps de réparer un safran endommagé par un objet flottant non autorisé et se retrouve en queue de peloton. Les prétentions redescendues en dessous de la ligne de flottaison et le moral en berne comme un génois par calme plat, il ne repart à la poursuite de ses chimères que pour découvrir qu'un jeune passager clandestin s'est glissé dans son cockpit, ruinant ses rêves de solitude et de gloire. Le garder c'est tricher ; avouer sa présence, c'est se mettre hors course. Dieu que Neptune est taquin !
Le nœud gordien ne faisant pas partie de ceux qu'utilisent des marins, le beau Kermadec se trouve fort dépourvu face au dilemme du solitaire qui ne l'est plus. Le bougre n'est pas méchant homme et plutôt que le gamin, c'est l'idée de sa remise à l'eau qu'il rejette avec le sens civique inné des gens respectueux de leur environnement. Une tentative de débarquement furtif échoue à quelques encablures du rivage grâce à une ficelle scénaristique de la taille d'une amarre de porte-avions et le film peut continuer ainsi que le tour du monde en solitaire à deux, malgré les vivres qui viennent à manquer (Ohé ! Ohé!) et autres péripéties de la promiscuité forcée.
Tout est dit.L'apprivoisement réciproque des deux hommes n'est que le prétexte à une subtile réflexion sur le rétrécissement de la sphère intime et la prolifération grandissante des empêcheurs de tourner en rond à l'échelle planétaire.
Jouant du contraste entre la liberté invivable des immensités océanes et le confinement oppressant de la cabine, le réalisateur pousse tout au long du film sa déchirante plainte d'ermite refoulé : Si dans l'espace personne ne vous entend crier **, sur mer personne de vous laissera en paix.
C'est vrai, c'est fou comme les océans sont fréquentés ces derniers temps. Entre les cargos qui croisent en toisant les voiliers, les plaisanciers qui dévisagent les skippers, les autres concurrents qu'il faut secourir, les copains qui prennent l'avion et louent des hors-bords pour venir tailler une bavette au large des Açores, pas moyen de rester tranquille à méditer sur la vanité des honneurs maritimes, l'apparition d'un sixième continent poubelle au milieu du Pacifique ou la perte de popularité inhérente à l'exercice du pouvoir sauf chez les dictateurs. Pire, avec le téléphone satellitaire, Skype et les tablettes à tout faire, impossible de jouir de sa misanthropie plus de quelques heures. Fifille réclame ses couchers de soleil du bout de monde, la presse exige des interviews vidéos quotidiennes, l'amante se languit sans pudeur et les autres navigateurs vous passent des coups de fil à toute heure pour calmer leurs angoisses. On se demande quand les concurrents trouvent encore le temps de soigner le hâle de loup de mer dont ils auront besoin pour satisfaire, à leur retour, les télés en mal d'aventuriers authentiques.
Ce film serait-il finalement une métaphore sur la disparition de la solitude, si nécessaire à la construction d'une réelle conscience de notre condition humaine avant que la mort ne nous emporte en ricanant telle une mouette mélanocéphale en plein période nuptiale ?Dans ce cas, l'omniprésence encombrante du futur demandeur d'asile ne symbolise-t-elle pas la nostalgie de l'auteur pour cette époque bénie où l'on pouvait se perdre sans en référer à personne et faire des galipettes sur la mer démontée des cinquantièmes hurlants sans devoir partager avec le reste du monde, ou tout du moins sa femme, ces instants palpitants où la peur et la joie communient dans une explosion de virilité combative ?
La réponse est à la fin du voyage.
Coureurs des mers et skippers du dimanche, vous que bercèrent les aventures d'Achab et des pêcheurs d'Islande, vous qui n'aimez rien tant que la gifle du vent sur vos joues mal rasées et l'amitié bourrue qui unit les vrais hommes, courez prendre un bain de courage, de force et d'amour. Salé, iodé, rugueux certes, mais tellement vivifiant Et vous, terriens pusillanimes, qu'un horizon sans fin ramène avec angoisse à votre finitude, courez vous rassurer : sur mer, personne ne vous laissera tomber.
Courez, voguez, plongez dans cette grande aventure de l'homme face à lui-même : c'est fort comme du Melville, viril comme du Conrad, humain comme du Loti.
* Francis Blanche in Les Tontons Flingueurs à propos d'un cerbère en caban dont le plongeon fit grand bruit dans le Landerneau cinéphile.
** La vitesse du son étant nulle dans le vide, on s'en serait douté mais Sigourney Weaver fit quand même son étonnée à la sortie d' Alien en solidarité avec le responsable du marketing, un mal-comprenant notoire. Quelle professionnelle !