Miracle à la Combe aux Aspics

Publié le 24 septembre 2024 par Adtraviata

Quatrième de couverture :

À sept kilomètres de Smiljevo, haut dans les montagnes, dans un hameau à l’abandon, vivent Jozo Aspic et ses quatre fils. Leur petite communauté aux habitudes sanitaires, alimentaires et sociologiques discutables n’admet ni l’Etat ni les fondements de la civilisation, jusqu’à ce que le fils aîné, Kresimir, en vienne à l’idée saugrenue de se trouver une femme. Bientôt, il devient clair que la recherche d’une épouse est encore plus difficile et hasardeuse que la lutte quotidienne des Aspic pour la sauvegarde de leur autarcie. La quête amoureuse du fils aîné des Aspic fait de ce road-movie littéraire une comédie hilarante, où les coups de théâtre s’associent pour accomplir un miracle à la combe aux Aspics.

Voilà un exemple d’auteur et de romans (trois traduits en français jusqu’à présent, tous assez rapidement) qui se font fait connaître en France et en Belgique grâce au patient travail des représentants de Libella (groupe d’éditeurs auquel appartiennent Les éditions Noir sur blanc) et des libraires. La preuve : c’est chez TuliTu à Bruxelles qu’on m’a conseillé ce roman et voilà que la librairie de caractère Au Temps Lire à Lambersart (près de Lille) invite Ante Tomic et son traducteur un soir de septembre 2024. J’ai donc lu le roman avant la rencontre, c’est mieux (tiens, un semblant de discipline ici : j’essaye de lire au moins un roman avant la rencontre en librairie…) Autant vous dire tout de suite que, moi qui ne suis pas fan de livres déjantés, j’ai adoré ce roman, désopilant et intelligent.

A travers cette fratrie menée à la baguette par leur rustre de père, c’est l’histoire de la Croatie après la guerre qui a fait éclater l’ex-Yougoslavie qui se profile ici. Ante Tomic met en scène quatre frères qui vivent en dehors de la civilisation, drillés par leur père contre les femmes, contre l’administration, contre le pouvoir quel qu’il soit Depuis la mort de leur mère, ils vivent encore plus à la dure, le père cuisinant jour après jour la même polenta agrémentée des ingrédients aussi variés que fantaisistes et le benjamin s’occupant au jugé de la lessive familiale. Pour ce qui est du ménage et de la vaisselle, personne ne s’y colle vraiment. Moralité (dit le curé du village de passage) : il faut trouver une femme, une épouse, pour tenir correctement cette maison. Kresimir va donc se résoudre à aller en ville pour retrouver une jeune femme qu’il a connue quinze ans plus tôt, quand il était encore soldat. Ah j’oubliais : deux employés de l’électricité se sont aventurés à venir réclamer des factures impayées depuis au moins trente ans…

Dans cette joyeuse recherche de Lovorka, aux rebondissements rocambolesques et aux rencontres pétaradantes, les chapitres sont ornés d’un titre « à l’ancienne » (par exemple, le Chapitre un : « Consacré aux dizaines de manières de préparer la polenta, aux choses à ne pas faire lorsqu’on lave des vêtements de couleur, et à la soupe servie dans un cendrier. Deux hommes manquent de se faire assassiner, un autre désire se marier, et l’on ne sait pas qui est le plus à plaindre. ») et la moindre occasion est bonne pour égratigner au passage les figures d’autorité comme les prêtres et les policiers. Evidemment on est sidéré par la force du patriarcat mais grâce à Ante Tomic, auteur plein d’auto-dérision (« Dans mon pays, dit-il, très peu de gens lisent et les seuls lecteurs sont des femmes. Je suis donc obligé d’écrire des romans d’amour pour gagner mon public. »), les femmes tirent très bien – oh oui ! – leur épingle du jeu. Une lecture que je ne peux que vous recommander !

Un des premiers passages qui m’a fait hurler de rire (oui, je sais, un rien me fait rire et je suis bon public) : « (…) personne ne se permettait de critiquer Domagoj, le plus jeune d’entre eux, qui, après la mort de l’épouse et de la mère regrettée, se chargeait de la lessive. Sans plainte aucune, tous portaient des sous-vêtements rosâtres, assez peu masculins, Domagoj ignorant qu’il fallait laver séparément le linge blanc et celui de couleur. »

« – Comment as-tu connu Papa ? avait-il demandé une fois à sa mère, dans l’espoir que son exemple lui enseignerait les règles mystérieuses pour pouvoir aborder une fille.
Sa maman avait souri. C’était manifestement un souvenir agréable.
– Mon père l’a surpris en train de voler un veau. C’était le mariage ou une balle dans la tête. »

« -On ne tue pas les gens Jozo, c’est péché.
-Eh, tout est péché avec toi.
-C’est péché, Jozo. C’est un péché mortel. S’ils t’ont offensé, laisse-les partir, ils ne recommenceront plus.
-Mais ils recommenceront, don Stipan, ils reviennent pour un oui pour un non. C’est la deuxième fois en trente ans qu’ils viennent me facturer l’électricité. Je ne peux plus tolérer ça. »

« Il n’y a pas de plus grand malheur que lorsque les plus candides d’entre nous se mettent à réfléchir avec leur burette. Quand un homme, jeune, succombe au péché de la chair, il n’a plus sa tête et ne sait plus où il va. La femme s’en empare, elle le concasse, le brise, le réduit en bouillie. Ce jeune homme, hier encore fort comme un boeuf, se trouve laminé. Il salive comme un veau devant l’arrière-train de la femelle, on ne le voit plus au café, il ne joue plus à la pétanque, ni aux cartes, il ne va plus à la chasse, il fuit la boisson et la rixe. Tout ce que le Seigneur nous a donné de beau et de bon, à nous les hommes, il le rejette. Le diable l’a serré contre son sein et l’a anéanti. C’est tout ce que j’avais à vous dire, mes enfants. Et à présent, je vais me coucher, et vous, faites comme bon vous semble. »

Ante TOMIC, Miracle à la Combe aux Aspics, traduit du croate par Marko Despot, Libretto, 2022 (Les éditions Noir sur blanc, 2021)