" Nous ne sommes, mon amour, que des enfants vieillis qui s'agitent avant de trouver le repos ". C'est sur ces mots de Lewis Carroll que débute le film. Et une très étonnante scène montrant des enfants, des gitans, parmi lesquels on reconnaît la frimousse d'Emmanuelle Béart. L'un d'eux, sourire accroché aux dents, déchire avec délectation le sac de billes d'un garçon, visiblement de bonne famille, qui passait par là et qui voulait simplement jouer avec eux. Puis, le générique. Saut dans le temps et dans l'espace. Nous sommes au Canada, près de la frontière américaine. Le gamin propre sur lui est devenu adulte. Il s'appelle Tony Cardot (Jean-Louis Trintignant) et s'est enfui de France, après avoir provoqué la mort de nombreux gitans dans un accident d'avion.
Attendu de pied ferme par les membres des familles des victimes, Tony parvient toutefois à prendre la poudre d'escampette. Il trouve refuge dans une fermette isolée. Pas de veine, c'est un repaire de gangsters. Là, Tony est témoin d'un règlement de compte mortel. Le défunt, un truand lui aussi, lui confie, avant de mourir, une forte somme d'argent. Charley, le chef des malfrats (Robert Ryan), veut récupérer le magot. Il héberge Tony, et contre toute attente, se lie d'amitié avec lui, même s'il n'est pas dupe sur les relations qui se nouent entre sa " régulière " (Léa Massari) et son hôte...
René Clément (1913-1996) a eu une carrière impressionnante, jalonnée de nombreux succès et récompenses. Quand on pense à Clément, on pense immédiatement à ses films-références sur la Résistance (La bataille du rail, Le jour et l'heure, Paris-brûle-t-il?), à ses polars incomparables ( Plein soleil, Les félins, Les maudits, où l'on trouve l'origine de la célèbre scène de la douche de Psychose d'Alfred Hichcock) et à ses drames prenants ( Au delà des grilles, Monsieur Ripois, Gervaise d'après Zola, Le château de verre, et bien sûr, le fameux Jeux interdits, lion d'or à Venise et Oscar du meilleur film étranger).
Adolescent, j'avais vu à la télé française La course du lièvre à travers les champs, polar franco-italo-canadien réalisé par René Clément, sorti en 1972. Je n'y avais pas compris grand chose et le film était tombé dans l'oubli, laissant derrière lui une note amère. Je l'ai revu hier sur StudioCanal, en version restaurée 4K.
La Nouvelle Vague avait mis au rancart ses oeuvres et l'avait accusé hautainement de faire du " cinéma de papa ". Aujourd'hui, revoir les films de René Clément c'est se rendre compte de sa modernité, peut-être trop bien cachée derrière le classicisme de sa technique irréprochable, des décors soignés et des cadrages parfaits. La modernité de Clément, on la retrouve, entre autres, dans La Course du lièvre à travers les champs et Le passager de la pluie, deux de ses oeuvres ultimes scénarisées par Sébastien Japrisot (1931-2003).
La course du lièvre à travers les champs est une adaptation du roman " The Rabbit Running " de David Goodis, bien que cela ne soit pas indiqué au générique. Surprenant à l'époque, il l'est encore aujourd'hui tant sa combinaison de suspense, de polar, de drame psychologique et même de comédie donne un résultat qui peut paraître déroutant. L'intrigue est lente, sans grand éclat, jusqu'à un dénouement attendu, plus conforme au genre.
Toutefois, malgré ses langueurs, le charme opère, notamment grâce à l'atmosphère sombre et mélancolique mise au service d'une étude sur la nature humaine, s'incarnant à travers des personnages caractéristiques de l'univers de Clément, c'est à dire complexes, parcourant les marges et fuyant droit devant vers un monde qu'ils espèrent meilleur.
Le film avait été en partie tourné à Montréal et dans ses environs. Les spectateurs Québécois n'auront aucun mal à reconnaître le pont Jacques-Cartier et la Place des Arts, entre autres, ainsi que, dans des petits rôles, les comédiens Jean Coutu ( Quelques arpents de neige, Panique, Le frère André), Jean-Marie Lemieux ( Bingo) et Aubert Pallascio, grand habitué des séries B que l'on a vu dans Les feluettes, Liste Noire, ou One Man.
La course du lièvre à travers les champs n'est pas très connu et ne rejoint pas les chefs-d'œuvre de celui que l'on qualifiait de " Rossellini français ". Mais c'est certainement l'un des films de genre hexagonal les plus audacieux de cette époque, surtout si on le compare à des oeuvres bien plus normalisées, tel Un flic de Jean-Pierre Melville, sorti l'année d'avant. Au-delà de sa singularité, ce qui m'a plu dans le film, c'est sa galerie de portraits atypiques, incarnés par des grands comédiens et des seconds couteaux mémorables (Aldo Ray et Jean Gaven). Robert Ryan, décédé en 1973, impose avec autorité sa froideur calculée dans ce qui est l'une des dernières apparitions au grand écran, tandis que l'évanescente Tisa Farrow, soeur de Mia qui nous a quittés en janvier 2024 à l'âge de 72 ans, prête ses traits graciles à Pepper, une jeune femme troublée, prête à refaire sa vie aux États-Unis avec Tony. Avec Manhattan de Woody Allen et Fingers de James Toback, La course du lièvre à travers les champs est sans doute l'une des plus probantes contributions de sa très courte carrière.
Disponible sur Apple TV sous son titre anglais And Hope to Die, malheureusement dans un montage charcuté de près de 40 minutes. Si vous voulez voir la version originale de 137 minutes, c'est sur diverses plateformes européennes qu'il faut se tourner.