Un détail la troublait plus que les autres: une particularité qu'un autre inspecteur aurait probablement ignorée, pas par maladresse ou manque d'attention, mais par différence de parcours. Les cinq mots se répétaient dans sa tête, rythmés et persistants: Cent huit coups de burin.
L'inspectrice Kong Ling a donné sa démission. Elle doit partir pour sa Chine natale dans deux semaines. Mais son patron, André Reynaz, chef de la brigade criminelle, lui a demandé instamment de s'occuper d'un meurtre inouï commis sur la personne de Marius Chollet:
Cinquante-huit ans. Professeur ordinaire d'informatique à l'École polytechnique fédérale de Lausanne.
La victime a en effet reçu cent huit coups de burin. Le patron a besoin de quelqu'un d'efficace et de têtu, qui lui obtiendra des résultats rapidement et sans chichi. Elle accepte. Il ne sait pas à quel point elle est la bonne personne, car, pour sûr, le nombre de cent huit lui parle:
De mémoire, Ling pouvait énumérer une douzaine d'exemples, tant dans la littérature et les arts martiaux que dans les coutumes bouddhistes et taoïstes de son pays natal.
Le patron lui donne toutefois un assistant pour l'épauler, l'appointé Nicostratus (sic) Braga. Malgré qu'elle en ait, elle finit par accepter qu'il soit en quelque sorte son ange gardien, ce qui, l'histoire le dira, était une bonne condition pour qu'elle mène l'enquête à son terme.
Commence alors une série de meurtres aussi cruels les uns que les autres. Seule Ling est à même de faire le lien entre eux. Car le tueur s'inspire de mythes bouddhistes, en particulier la symbolique des supplices de Naraka, un des six mondes de cette cosmologie orientale.
Ce monde comprend huit Enfers chauds. Chacun des meurtres commis semble l'illustration d'un de ces enfers. L'expression supplice chinois signifie au sens propre une technique de torture particulièrement cruelle. C'est bien le cas dans la commission de tous ces meurtres.
Le lecteur attentif remarquera qu'un personnage, que l'auteur désigne par l'acolyte, apparaît tout au long de ce récit infernal, croise les protagonistes et ponctue ses apparitions de citations bouddhistes du meilleur effet, tel que celui-ci qui sera, hélas, souvent de circonstance:
Toute chose créée meurt. Celui qui le comprend deviendra passif à la douleur. Ceci est la Voie de la Purification.
Le récit se déroule en divers lieux de Lausanne, la plus petite des grandes villes de Suisse, que ses familiers reconnaîtront mais qui prendra des couleurs auxquelles ils ne s'attendent pas: Même une bonne personne confondra le Bien et le Mal tant que ceux-ci n'auront pas mûri.
Dans Le sutra des damnés, comme la Roue de l'Existence, Alexandre Sadeghi entraîne le lecteur sans effort jusqu'au dénouement. S'il ne l'était, il sera convaincu qu'il existera toujours des victimes et des bourreaux, des démunis et des exploiteurs, des démons et des autres:
Que ce soit la vie ou la mort, la douleur ou la joie, tout se répète, tout revient...
Et rien ne se termine.
Francis Richard
Le sutra des damnés, Alexandre Sadeghi, 434 pages, Slatkine