Tout comme certains Beatus préromans et romans avaient expérimenté de premiers débordements, de même certaines Apocalypses anglo-normandes en prolongent la mode, à une époque qui leur est devenue globalement défavorable. Comme si l’énergie explosive du texte de l’Apocalypse autorisait à s’affranchir des contraintes ordinaires.
Article précédent : 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux
Les Apocalypses avec cadre interne
Ce procédé sophistiqué et rare permet de concilier le decorum du cadre infranchissable avec les effets expressifs que permettent les débordements.
L’Apocalypse de la reine Eleanor
Troisième et quatrième trompette
Apocalypse de la reine Eleanor, Anglo-normand, vers 1250, Trinity College R.16.2 fol 9r
On notera l’alternance de couleur entre le cadre interne (ocre puis bleu) et le fond de l’image (bleu puis ocre), qui confère à ce champ intermédiaire une valeur totalement abstraite.
Verticalement, en englobant les têtes et les pieds de Saint Jean et de l’ange, il crée un élégant effet d’élongation.
Horizontalement, il dynamise l’image :
- dans celle du haut, saint Jean est libre de s’échapper sur la gauche, tandis que les cadavres sont bloqués par l’eau empoisonnée ;
- dans celle du bas, il crée une symétrie entre l’auréole du saint et le soleil, vers lequel l’Aigle se dirige en criant trois fois Hélas.
L’Apocalypse de la reine Marie
Un demi-siècle plus tard, le procédé est à nouveau employé dans une Apocalypse, de manière très variée et créative.
Queen Mary apocalypse, 1300-10, BL Royal MS XIX B XV ,Fol 37v
Le cadre interne :
- attire l’attention sur les pointes des armes,
- accompagne le mouvement des chevaux, entrant sur la gauche et sortant sur la droite.
Il est doublé par un cadre de nuages, qui crée dans le coin supérieur gauche une trouée par où Saint Jean regarde le défilé.
Queen Mary apocalypse, 1300-10, BL Royal MS XIX B XV, Fol 18v
Ici l’artiste a divisé l’image en deux cadres internes rectangulaires : celui de droite, presque entièrement masqué, sert à donner de la profondeur à la porte. Il leur a superposé un troisième cadre interne, demi-circulaire cette fois, par où Dieu le Père sort des nuages : il permet d’unifier dans la même zone graphique les mains du saint et celle de Dieu.
Queen Mary apocalypse, 1300-10, BL Royal MS XIX B XV fol 22v
Dans cette page, l’artiste cumule tous les effets :
- cadre interne rectangulaire bloquant les soldats sur la colline ;
- cadre interne demi-circulaire par où l’ange apparaît dans les nuées.
C’est la seule image où il se permet une exception à sa propre règle, en laissant déborder une lance et une épée : mais il prend soin de les glisser en dessous du cadre externe, dont la réification accentue d’autant le caractère immatériel et abstrait du cadre interne.
Venons-en maintenant au cas de loin le plus courant : celui où il n’y a pas de cadre interne et ou des éléments débordent de l’image : soit en restant à l’intérieur de celui-ci, lorsqu’il est suffisamment large ; soit en perçant à l’extérieur.
L’élément en hors cadre le plus spécifique aux Apocalypses anglo-normandes est le personnage de Saint Jean, tantôt à l’intérieur de l’image et tantôt à l’extérieur, selon des règles au départ assez simples, mais qui se complexifient avec le temps et avec le niveau social du commanditaire. Sur ce sujet, voir 3-4-2 : les Apocalypses anglo-normandes.
Pour la commodité de l’exposé, j’ai présenté les exemples selon les trois grands groupes que Peter Klein a dégagés pour les Apocalypses anglo-normandes du XIIIème siècle [71].
Le groupe Morgan
Apocalypse glosée, 1250, BNF MS Français 403 fol 15v Apocalypse Morgan, 1255-60, Morgan Library MS M.524 fol. 7r
Le procédé consistant à faire sortie du cadre les extrémités des armes et des oriflammes, ainsi que les pattes des chevaux, est courant dans les scènes de bataille médiévales, et n’a rien de spécifique aux Apocalypses. On notera dans la première image le procédé plus rare du cadre percé latéralement : il s’agit de montrer des blessés qui tentent de rester en arrière, mais que les gueules de lion vont impitoyablement achever.
Le Lion donne les sept coupes aux anges des plaies ( Apo 15,5)
Apocalypse Morgan, 1255-60, Morgan Library MS M.524 fol. 14v
Saint Jean devant le proconsul, puis mené à Rome
Apocalypse glosée, 1250, BNF MS Français 403 fol 1v
Dans l’Apocalypse Morgan, le registre du haut est le seul du manuscrit où Saint Jean n’est pas inclus dans l’image, mais recule sur le cadre (sans en sortir) : il s’agit ici non d’un effet d’expression mais simplement d’un problème d’encombrement, le texte à caser étant fort copieux. Cette image comporte une autre licence graphique très courante dans les enluminures médiévales : le haut d’un édifice passe au travers du cadre. On remarquera que ce débordement, toléré vers la marge, ne l’est pas entre deux registres : dans celui du bas, les pinacles ne débordent pas.
Cette convention n’a rien d’absolu, puisque l’Apocalypse glosée ne la respecte pas : le mât du navire perce le cadre et monte même à l’intérieur du registre supérieur.
Apocalypse Morgan, 1255-60, Morgan Library MS M.524 fol. 21r Apocalypse glosée, 1250, BNF MS Français 403 fol 42r
La Rivière de Vie
Le procédé de la mandole perçant le bord supérieur du cadre est utilisé parcimonieusement, une seule fois dans l’Apocalypse Morgan (parce que la seconde occurrence se trouve en bas, et ne peut déborder sur le registre du haut), et deux fois dans l’Apocalypse glosée (où ces même images tombent sur deux pages séparées).
On notera un autre débordement classique dans les manuscrits médiévaux, mais particulièrement fréquent dans les Apocalypses : celui de l’aile d’un ange.
Ouverture du Premier sceau, fol 7v Ouverture du Sixième sceau, fol 10r
Apocalypse glosée, 1250, BNF MS Français 403
Mentionnons un procédé graphique spécifique à l’Apocalypse glosée, qui n’est pas vraiment un débordement : au dessus de six images consécutives a été rajouté un médaillon qui montre, comme dans un dessin animé, l’agneau ouvrant les sceaux l’un après l’autre.
Synthèse sur le groupe Morgan
Les Apocalypses de ce groupe ne se distinguent en rien, du point de vue des débordements, des tolérances habituelles aux manuscrits de bataille (voir 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux).
Le groupe Westminster
Ce groupe rassemble des manuscrits de très haute qualité destinés à la Cour : le decorum du cadre n’y est enfreint que de manière minimaliste.
Apocalypse Getty , 1255–1260, Ms. Ludwig III 1 fol 5v BL Add MS 35166, 1250-1300, fol 10v
L’adoration de l’Agneau et du Seigneur
Les anges ne débordent que du bout des ailes. A noter que le MS 35166 est particulièrement réticent aux sorties du cadre, puisque la mandorle ne le perce pas.
Apocalypse Getty, 1255–1260, Ms. Ludwig III 1 fol 6r BL Add MS 35166, 1250-1300, fol 7r
Premier sceau : le cheval blanc
Les armes dépassent à peine, et l’ange quelquefois se heurte au plafond.
La septième coupe, Apocalypse Getty, 1255–1260, Ms. Ludwig III 1 fol 35r Gog et Magog s’attaquant à la Cité Sainte, BL Add MS 35166, 1250-1300, fol 27r
Même au dessus de ces scènes de destruction, la mandorle ne s’éloigne pas très haut dans le ciel.
A noter dans la seconde image un rare débordement latéral : un arbalétrier qui tente de s’enfuir sur la droite est rattrapé par les rayons mortels et tombe à la renverse dans l’image, illustrant la malédiction de ceux qui veulent échapper au cadre.
Fol 2r Fol 26v
Apocalypse de Toulouse, 1300-20 , Toulouse BM MS 815
Dans l’Apocalypse de Toulouse, la mandorle nuageuse frôle à peine la marge, et l’artiste a préféré déformer le cadre plutôt que de le laisser masquer par l’auréole.
Fol 18v Fol 29r
Apocalypse de Toulouse, 1300-20, BM MS 815
Il est nettement plus à l’aise avec les débordements sur la droite : les pattes des chevaux avancent, tandis que les guerriers à pied reculent devant la Bête.
Apocalypse Getty , 1255–1260, Ms. Ludwig III 1 fol 9r
En revanche, l’illustrateur de l’Apocalypse Getty ne se permet ce procédé que pour un acteur incontestable : l’ange, dont la spécialité est bien de traverser les murs.
Synthèse sur le groupe Westminster
Les Apocalypses de ce groupe, soumis au decorum princier, sont encore plus rétives aux débordements que celles du groupe Morgan.
Le groupe Metz
C’est dans ce groupe que ce trouvent les innovations graphiques les plus frappantes, dans les trois Apocalypses de la branche Lambeth.
De l’Apocalypse de Cambrai à celle d’Abingdon
Apocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 24v Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 17v
Les anges domptent les quatre vents
Outre les hors-cadre habituels (ailes, pieds, mandorles, armes), l’ancêtre de cette famille ne comporte qu’un seul empiètement latéral : celui très classique de l‘ange pénétrant par la droite. Le dernier rejeton de la famille reprend les mêmes principes, en ajoutant un cadre interne.
Apocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 47v Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 34v
Saint Michel précipite le dragon sur la Terre
Tout en reprenant les mêmes éléments compositionnels, l’illustrateur d’Abingdon se caractérise par l’exubérance de ses anges, qui débordent de toute part.
Apocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 47r Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 36v
Le dragon et la femme enfantant
Il accentue la protubérance des architectures, et crée des zones en hors cadre pour les apparitions célestes.
Apocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 85v Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 66v
Cantique sur les ruines de Babylone
Dans le même ordre d’idée, tandis que le manuscrit de Cambrai laissait les mandorles à l’intérieur, celui d’Abingdon leur fait dynamiter le cadre dans une glorieuse explosion. Comment comprendre, en une quinzaine d’années, des évolutions aussi radicales ?
L’apport de l’Apocalypse de Lambeth
Histoire de Théophile (début)
Lambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209, fol 46r
Le point saillant de ce manuscrit est le procédé du cadre interne, avec alternance de couleurs bleu et or. Dans la section dévotionnelle de la fin, hors Apocalypse, cette page clôture l’histoire du moine Théophile, décomposée en six cases comme une véritable BD (voir 2-5 La statue qui s’anime).
Lambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209 fol 45v
Dans la même section terminale, cette page présente un très original débordement vers la droite, pour illustrer la vie de Saint Mercurius :
- en haut il est ressuscité et armé par la Vierge ;
- en bas il transperce Julien l’Apostat et le boute dans la marge, où l’empereur perd son épée.
Calvaire, Lambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209 fol 51v
La partie dévotionnelle contient également une scène de calvaire qui cumule avec une grand liberté la scène de la Crucifixion et l’esprit de la Dérision du Christ, avec ces cinq bourreaux nains qui s’activent entre les grandes personnes avec des expressions d’enfants vicieux.
Les deux du haut sont des méchants caricaturaux, l’un tirant la langue en assénant ses coups et l’autre monté à l’envers sur l’échelle, dans une position impossible. Entre les marteaux brandis déborde aussi le panonceau, mis en place par une figurine miniature qui tient un encrier dans l’autre main : il s’agit d’une représentation unique de Pilate lequel, selon l’Evangile de Jean, assume totalement d’être l’auteur de l’inscription : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit » Jean 19:20-22 [72]. Ainsi les débordements du haut créent une équivalence entre les deux exécuteurs et le véritable bourreau, Pilate.
Une autre originalité de l’image est la duplication de Saint Jean, repéré par son auréole verte :
- à gauche à l’intérieur de l’image en tant qu’acteur de la scène, échevelé et soutenant la Vierge par derrière ;
- à droite les pieds sur le cadre, en tant qu’auteur d’un Evangile et de l’Apocalypse.
On notera que l’illustrateur, dans son élan de créativité, n’a pas utilisé le débordement de manière univoque, puisqu’il touche aussi bien les Bons (l’aveugle Longin et Saint Jean) que les Mauvais : les trois bourreaux au marteau, le troisième se précipitant dans l’image en croisant les pieds du saint.
Vers 1250, Amesbury Psalter, Oxford All Souls, MS 6 fol 5
Pour comparaison, la Crucifixion du psautier gothique Amesbury présente en bas la même scène rare de la Résurrection d’Adam, sortant du tombeau en compagnie d’autres morts. Le dessinateur du psautier l’inclut dans un médaillon représentant la Rédemption de l’homme par la sang du Fils, en pendant au médaillon du haut qui, avec le Père et le Fils, complète la Trinité.
Le dessinateur de l’Apocalypse de Lambeth le traite en revanche dans une relation anecdotique et incertaine avec l’image, en le plaçant en hors cadre pour montrer qu’il s’agit d’une cavité souterraine tout en perdant le lien avec le sang, et donc l’idée de la Rédemption.
1300-10, Gough psalter, Bodleian Library MS. Gough Liturg. 8 fol 61r
Cet autre psautier gothique présente un autre débordement exceptionnel, le seul de tout le manuscrit : un Diable aux oreilles d’âne a le pouvoir de traverser le cadre, probablement pour examiner de plus près si l’âme du Christ était souillée par le péché [73].
Troisième sceau, fol 5v Quatrième sceau, fol 6r
Lambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209
Dans la partie Apocalypse, les images des Troisième et Quatrième sceau constituent un bifolium : ce qui explique pourquoi saint Jean, par symétrie, se situe sur les deux bords, intégré dans l’image de gauche et hors cadre dans l’image de droite [74].
Troisième sceau, fol 13v Quatrième sceau, fol 14v
Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 13v-14v
Le manuscrit d’Abingdon a une structure très particulière : l’Apocalypse est illustrée sur les pages verso (au dessus du texte en latin), entre lesquelles s’intercalent, au recto, des images complémentaires illustrant le commentaire de Berengaudus (en français).
Les pages qui formaient un bifolium dans l’Apocalypse de Lambeth se retrouvent donc séparées : malgré cela, l’artiste a respecté scrupuleusement la position de saint Jean, et donc les attitudes des chevaux : celui du Troisième sceau déborde alors que celui du Quatrième sceau, bloqué par la présence du Saint, reste à l’intérieur de l’image.
On voit ici que la question du débordement latéral outrepasse la logique interne de l’image (s’il s’agissait seulement d’exprimer le mouvement, le cheval devait déborder dans tous les cas) : elle a aussi à voir avec les habitudes graphiques de l’atelier, même lorsqu’elles ne se justifient plus logiquement.
Lambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209 fol 1v Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 5v
Le Christ aux sept candélabres
Dans cette composition, l’illustrateur d’Abingdon a simplement supprimé le cadre interne pour obtenir l’effet frappant des candélabres qui dépassent, s’ajoutant aux clochetons habituels.
C’est donc l’habitude du cadre interne qui a conduit l’illustrateur d’Abingdon à ses extraordinaires débordements.
Un prédécesseur essentiel : l’Apocalypse Gulbenkian
Ce manuscrit partage la même particularité que l’Apocalypse d’Abingdon : le doublement des images dû à l’insertion des commentaires de Berengaudus (cette fois sur les pages verso) : il a donc fallu un illustrateur hors pair pour inventer toutes ces images nouvelles, que l’illustrateur d’Abingdon s’est contenté de recopier.
Les illustrations des Commentaires de Berengaudus
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 38v Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 43r
Le diable et Elie s’adressant aux Juifs
Il y recourt au débordement de manière très expressive, pour montrer :
- à gauche, la bêtise de ceux qui écoutent les discours de l’Antéchrist, sous l’apparence de la Bête à deux cornes,
- à droite, la supériorité des Juifs qui croient au Christ, en hors cadre, au travers de la prophétie d’Elie.
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 23v Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 28r
Le Massacre des innocents et la fuite en Egypte
On voit ici que la maîtrise graphique et l’innovation sont côté Gulbenkian, tandis qu’Abingdon simplifie en abandonnant des détails (le singe, le bébé embroché). En revanche, son tempérament le pousse à accentuer le hors cadre : les pattes de l’âne débordent et son cou sort plus avant, de sorte que le guide, dans la marge droite, ne peut plus le tirer par le licou.
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 30v Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 35r
Même constatation pour le Christ aux outrages : l’illustrateur Gulbenkian ne laisse dépasser qu’un coude du bourreau de droite, quand l’illustrateur d’Abingdon le place complètement en hors cadre, tout en multipliant les pinacles : tout se passe comme s’il compensait son manque de richesse graphique par cet expansionnisme tapageur.
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 66v Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 72r
L’Antéchrist attaquant une église
L’illustrateur Gulbenkian ne se prive pas d’exploiter les débordements classiques des armes et des édifices, en montrant des démolisseurs qui sortent du cadre pour abattre le clocher. Celui d’Abington surenchérit en remplaçant le parchemin traversant par un diable traversant.
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 22v Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 27r
Persécution et baptême
Dans cette page déjà riche en débordements, il ne trouve à rajouter au dessus du cadre que deux pinacles et un diable, tout en supprimant la bouche d’enfer.
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 16r Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 20r
Néron devant la Chute de Simon Mage, le martyre de Paul et Pierre devant le Christ
Au centre de cette composition qui va bien au delà du commentaire qu’elle illustre ( [75] , p 558), la Chute de Simon Mage, au dessus de Saint Paul décapité, est mise en balance avec la Crucifixion tête en bas de Simon-Pierre, au dessous de Chrétiens persécutés.
L’illustrateur d’Abingdon améliore la composition en la retravaillant en hauteur, ce qui rend plus spectaculaire la chute de Simon Mage. En faisant saillir à gauche le sceptre de Néron, il crée une correspondance bienvenue avec la trompette du Christ, symbolisant la victoire du Seigneur sur l’Empereur.
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 34v Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 39r
Le Règne de l’Antéchrist, les Sept Vertus et les Sept Vices
Ici en revanche pour le plaisir de multiplier les pinacles, il morcelle et dégrade la puissante composition conçue par son devancier.
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 14r Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 18r
Les trois anciens royaumes et le pouvoir de Rome
Cette image complexe représente :
- dans la moitié gauche, par trois cercles de remparts renfermant chacun un roi et un évêque, les trois anciens royaumes d’Assyrie, de Perse et de Macédoine,
- dans la moitié droite, divisée entre le pape et l’Empereur, le Pouvoir de Rome.
Le premier royaume, en haut à gauche, démontre encore une fois la supériorité de l’illustrateur Gulbenkian, qui a casé un aigle et un coq en haut de la tour et du clocher pour symboliser le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. L’illustrateur d’Abington a remplacé cet enrichissement essentiel par trois pauvres pinacles, tout en s’emmêlant les pinceaux en les faisant passer tantôt par dessus et tantôt par dessous du cadre.
Les illustrations de l’Apocalypse
Dans les pages illustrant l’Apocalypse, plus corsetées par la tradition, c’est l’illustrateur Gulbenkian qu’il faut créditer des innovations graphiques, celui d’Abington les recopiant sans ses surenchères habituelles.
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 70r Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555, fol 75v
Gog et Magog
Ici il se contente d’ajouter une moustache et une pioche qui dépassent.
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139, fol 26r Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 30v
L’exécution des Deux témoins
Comme l’explique George Henderson ( [76] , p 138), l’exécution des deux témoins présente deux iconographies différentes dans les Apocalypses anglo-normandes : soit à l’épée sous les yeux de l’Antéchrist, soit mordus et piétinés par un montre (locuste). L’Apocalypse de Lambeth les présente sur deux pages séparées (12v et 13v), tandis que l’illustrateur Gulbenkian donne toute la mesure de son esprit de synthèse en les fusionnant en une seule image. Il utilise avec bonheur deux débordements symétriques, à droite pour l’irruption du locuste, à gauche pour les fidèles refugiés en dehors de l’image, qui confèrent à la composition une puissante dynamique.
L’illustrateur d’Abingdon choisit de resserrer le cadre à gauche et en haut, ce qui casse cette dynamique par des débordements parasitaires, de l’Antéchrist (affublé d’un démon à son oreille) et de l’épée d’un des exécuteurs.
Aigle, Fol 25v (détail) Geai, Fol 26r (détail)
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139
Il sacrifie au passage une subtilité de son devancier : le geai voleur tenant une pièce dans son bec, symbole du Mal et antithèse de l’Aigle du Tétramorphe qui surplombe la page voisine.
La résurrection des Deux témoins
Apocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 85v
L’iconographie de cet épisode est bien codifiée depuis l’Apocalypse de Cambrai :
- les colombes en descente montrent comment « l’esprit de vie venant de Dieu pénétra dans ces cadavres » (Apocalypse 11, 11),
- les témoins en remontée, debout dans la mandorle de nuages et tronqués au torse, suivent l’iconographie habituelle de l’Ascension.
La moitié droite de l’image montre le tremblement de terre qui conclut l’épisode.
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 27r Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 31v
La résurrection des Deux témoins
Dans l’Apocalypse Gulbenkian, la moitié gauche de l’image suit cette iconographie, mais le tremblement de terre est ici réduit à la portion congrue. La moitié droite est dédiée à un développement totalement original : dans un édifice représentant Sodome, l’Antéchrist menace des ecclésiastiques dont des sbires pillent les coffres, assistés par un comptable avec son boulier. Il s’agit d’illustrer, très librement, le texte écrit en dessous :
« Des hommes des divers peuples, tribus, langues et nations verront leurs cadavres étendus trois jours et demi, sans permettre qu’on leur donne la sépulture. Et les habitants de la terre se réjouiront à leur sujet; ils se livreront à l’allégresse et s’enverront des présents les uns aux autres, parce que ces deux prophètes ont fait le tourment des habitants de la terre ».
Pour une fois, l’illustrateur d’Abingdon s’est montré plus sobre en débordements que son devancier, en supprimant, faute de comprendre leur sens :
- le démon sur la toiture, qui dénonçait comme maléfique le bâtiment ;
- le sonneur de trompette en haut de la tour, qui illustrait : « Et l’on entendit une grande voix venant du ciel, qui leur disait » Montez ici. » «
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 64r Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 69v
Le Verbe de Dieu, dans le Ciel et sur Terre
L’illustrateur d’Abingdon s’est contenté d’accentuer, en hors-cadre, le débordement de cavalerie que l’illustrateur Gulbenkian avait limité au cadre interne. L’image montre le Verbe de Dieu à la tête des Armées du ciel, puis sur terre, écrasant les méchants dans un pressoir :
« De sa bouche sortait un glaive affilé [à deux tranchants], pour en frapper les nations; c’est lui qui les gouvernera avec un sceptre de fer, et c’est lui qui foulera la cuve du vin de l’ardente colère du Dieu tout-puissant. » Apocalypse 19, 15
En synthèse sur l’école de Lambeth
L’Apocalypse de Lambeth introduit des cadres internes, très rares dans les Apocalypses anglo-normandes, et n’utilise le hors-cadre que de manière minimale et conventionnelle.
L’illustrateur très novateur de l’Apocalypse Gulbenkian utilise lui aussi des cadres internes ; il invente des débordements raisonnés, pour la plupart justifiés par une intention narrative, particulièrement dans les illustrations nouvelles de la partie Commentaires.
Son suiveur de l’Apocalypse d’Abingdon compense son manque de technique par l’exagération et la prolifération de ces élément en hors cadre, qui ne découlent souvent que de la suppression mécanique du cadre interne.
La postérité du groupe Metz
Entre la fin du XIIème siècle et 1330, un atelier normand va réaliser quatre Apocalypses que l’on rattache au groupe Metz : celle de Saint Victor (BNF Lat 14410), celle des Cloisters (MET), celle de Val-Dieu (BL Add 17333) et celle de Namur (Séminaire Notre-Dame, Ms. 77). Ces quatre manuscrits ne présentent pratiquement plus de débordements : preuve que ceux que nous venons d’analyser étaient dûs à la personnalité de deux artistes très originaux, dans le contexte particulier des commentaires de Berengaudus – et non à une tradition apocalyptique durable.
Sixième sceau, Apocalypse de Saint Victor, 1275-1300, BNF Lat 14410, page 13, Gallica
Cet atelier fait preuve de la même horreur du débordement que nous avions noté dans l’Apocalypse de Toulouse : il préfère déformer le cadre plutôt que de le laisser transpercer par la mandorle.
La Chute de Babylone et les lamentations de ses amis (Apocalypse 18,1-19), Pages 66-67, Gallica
Une seule fois il utilise un débordement latéral, dans ce bifolium : le personnage à cheval sur le cadre, qui se retourne vers l’arrière, sert à montrer au spectateur la continuité des deux scènes. Cette audace ne sera pas reconduite dans l’Apocalypse de Val-Dieu, qui présente le même bifolium (fol 35v et 37r).
Un cas à part : L’Apocalypse de 1313
Ce manuscrit luxueux, daté de 1313 et signé par Colins Chadewe, se compose d’une Apocalypse en français, non glosée et abondamment illustrée, suivie par un commentaire de l’école d’Anselme de Laon, non illustré [77]. Réalisé sous toute vraisemblance pour Isabelle de France, fille du roi de France Philippe IV le Bel et épouse depuis 1308 du roi d’Angleterre Édouard II, elle présente de nombreuses allusions politiques mises en lumière par Suzanne Lewis, ainsi que des relations très originales entre le texte et les images : « La connexion complexe entre les illustrations, le texte et son commentaire, qui n’est plus contigu mais annexé à la fin du livre, suggèrent que l’ouvrage était destiné à une lecture et une étude attentives ainsi qu’à la contemplation. » ( [78], p 249).
fol 19v fol 20r
L’Adoration de l’Agneau, Colins Chadewe, 1313, Picardie, BNF Français 13096
Une des spécificités du manuscrit est que le bas de la page de texte (au verso)est systématiquement pavé par une image de Jean dans diverses attitudes, et qui parfois constitue un débordement de l’image de la page recto ([78], p 245) : ici pour la foule des adorateurs de l’Agneau.
« La hiérarchie image-texte de la tradition illustrée anglaise de l’Apocalypse du XIIIe siècle, dans laquelle l’illustration en tête du texte dominait la page et commandait la perception du texte par le lecteur, a été inversée. Les deux colonnes de texte sont lues en premier, suivies en bas de page par la référence graphique à l’auteur, avec ces « portraits » de Jean assis à son bureau : il médiatise la représentation de ses visions imagées, sur la page opposée, non pas par sa propre perception visuelle ou auditive, mais par le véhicule plus abstrait de l’écrit. » ([78], p 250)
« L’image richement peinte qui leste le bas de la page forme une transition visuelle et psychologique vers la pleine page du recto opposé, révélation picturale de la vision de Saint Jean : le lecteur se trouve ainsi transporté du domaine banal de la page de texte à un monde qui vit au-delà du temps et de la compréhension humaine ordinaire, accessible uniquement par l’œil de l’esprit et par l’imagination. » ([78], p 251)
Exode de Babylone, fol 60v Martyre de St Jean, fol 1v
1313, Picardie, BNF Français 13096
Contrairement aux Apocalypses anglo-normandes, Jean ne se trouve jamais en dehors de l’image : tout au plus se déporte-t-il dans l’épaisseur du cadre, ici avec un débordement exceptionnel de son vêtement. Les autres rares personnages qui empiètent sur le cadre (un voyageur, un bourreau) ne le traversent jamais. A noter, dans l’image de droite, le débordement habituel de la tourelle.
On voit que le cadre épais, orné et ponctué par des fleurons, fait partie intégrante du decorum de ce royal manuscrit. Toute comme la division de l’image de gauche en deux champs arbitraires, dont les couleurs rouge et bleu alternent avec celles du cadre.
Cinquième trompette, 1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 25r Deuxième sceau, Apocalypse de Bohun, vers 1320, Oxford New College MS 65 fol 21
L’absence de personnages en hors-cadre fait aussi partie du decorum : car les marges sont le lieu de drôleries particulièrement raffinées :
- en haut deux guenons, l’une marron et l’autre grise, tiennent d’un côté la quenouille et le fuseau, de l’autre le dévidoir ;
- en bas deux singes gris et marron se livrent à l’activité de leur sexe : la pétanque.
L’Apocalypse de Bohun, seul manuscrit aristocratique qui, selon Suzanne Lewis, est lointainement comparable à l’Apocalypse d’Isabelle de France, ne présente pas de drôleries désacralisant la marge : ce pourquoi on y trouve des personnages constituant une extension de l’image, puisque leur empoignade illustre directement le texte ([78], p 252) :
« Et Il sortit un autre cheval qui était roux. Celui qui le montait reçut le pouvoir d’ôter la paix de la terre, afin que les hommes s’égorgeassent les uns les autres« . Apo 6,4
Dans l‘Apocalypse d’Isabelle de France, quelques mises en page sont simples :
L’Armée des cieux, fol 69r La Prostituée de Babylone, fol 56r
A gauche, le cadre délimite une scène unique, dont il accompagne le mouvement par sa division verticale et par le débordement, vers l’avant, de l’épée du Verbe de Dieu.
A droite, le cadre comporte deux registres superposés, imités des Apocalypses anglo-normandes. Sous la Grande Putain de Babylone, « Mère de fornications », l’artiste a eu l’idée originale (elle ne figure pas dans le commentaire de la scène, folio 147r) d’illustrer « cette femme ivre du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus » par le Massacre des saints innocents, au registre inférieur. Le bébé coupé en deux qui traverse le bord interne fait comprendre que la coupe est remplie de sang.
La Sixième trompette et la cavalerie des Bêtes, fol 28r (Apo 9,13-21)
La division en deux registres est souvent très subtile. Dans cette page, nous retrouvons les débordements classiquement tolérés :
- mandorle (illustrant « l’autel d’or qui est devant Dieu ») ;
- aile plumeuse de l’ange,
- aile membraneuse des « quatre anges qui sont liés sur le grand fleuve de l’Euphrate »,
- parchemin de Saint Jean,
- lance.
L’absence de bord interne entre les deux registres signifie que nous sommes devant un épisode unique dont Saint Jean, en bas, nous montre la cause et les conséquences : la Sixième trompette à la fois réveille les Quatre Bêtes et fait surgir leur innombrable cavalerie.
Le trône de Dieu et la cour céleste (Apo 4,4-11), le Livre aux sept sceaux (Ap 5,1-5) fol 13r
Cette page montre en revanche deux épisodes consécutifs : ce pourquoi le bord interne est matérialisé par une ligne de nuages, qui évoque la » mer de verre semblable à du cristal ». Le Seigneur apparaît deux fois, tenant le Livre aux Sept sceaux dans sa main gauche, puis le tendant de la droite à un lion.
Le percement par la seconde mandorle et par le parchemin peut être considéré comme une simple licence graphique entre registres superposées, que nous avons déjà remarquée dans un autre manuscrit français (L’Apocalypse glosée de 1250, BNF MS Français 403) . Mais ce parchemin qui traverse, entre un personnage du premier registre et un personnage du second illustre aussi un détail du texte :
« Et je vis un ange puissant qui criait d’une voix forte » Qui est digne d’ouvrir le livre et de rompre les sceaux? « …
Celui qui réceptionne le message dans l’image du bas est un vieillard, comme le montre sa canne. Son béret le fait reconnaître, en dessous, dans la masse des vingt quatre : il est donc représenté deux fois, d’abord prostré et incolore, puis debout et coloré, illustrant celui qui est singularisé dans le texte :
« Alors un des vieillards me dit: » Ne pleure point; voici que le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David, a vaincu, de manière à pouvoir ouvrir le livre et ses sept sceaux. « .
Le bord interne dénote ici deux épisodes consécutifs, mais sa perméabilité, qui crée une communication entre les deux, est une manière de signifier qu’ils se succèdent dans un même lieu.
A noter en haut le jeu graphique particulièrement raffiné des ailes des Quatre vivants : les deux êtres terrestres (Lion et Taureau) ont deux couples d’ailes rouges et grises, les deux êtres volants (Ange et Aigle) ont un couple supplémentaire d’ailes bleues : ce sont ces ailes « angéliques » qui ont ont la propriété de traverser le cadre, tandis les ailes « terrestres » restent interceptées par le liseré doré.
Satan libéré puis vaincu, fol 74r
Cette page présente elle-aussi un jeu de débordement aussi raffiné que gratuit, avec ces lances qui passent sous le liséré doré tandis que la bannière blanche retombe par dessus.
Les deux registres, dûment séparés, montrent deux scènes consécutives et parallèles :
- en haut Satan sort de la fournaise pour déchaîner les armées de Gog et Magog ;
- en bas il retourne définitivement aux Enfers, vaincu par le feu divin.
Intacte, la ville bien-aimée montre sa supériorité sur le camp démoniaque en lui superposant ses tourelles et sa croix.
La Sixième coupe et les Rois de l’Est, Les rois devant les trois esprits impurs, fol 74r (Apo 16, 12-13)
Dans cette composition à quatre cases séparées, les deux cases dorés se trouvent appariées :
- en haut avec une case sur fond rouge – l’ange versant la Sixième coupe,
- en bas avec sa conséquence sur fond bleu – les trois crapauds qui sortent « de la bouche du dragon, de la bouche de la bête, et de la bouche du faux prophète ».
Comme l’explique Suzanne Lewis ([78], p 226), les « rois de l’Est » sont pris ici dans l’acception positive de « ceux qui croient au Christ « . On reconnaît à leur tête le Roi de France suivi en haut par celui d’Angleterre, en bas par le Roi de Castille et l’Empereur germanique, en référence au voeu de de croisade prononcé par Philippe le Bel en cette année 1313.
Les bords internes définissent ici une sorte de diagramme quadriparti :
- les couleurs bleus et rouge du cadre et du fond invitent à lire l’image en deux colonnes opposées, celle de l’ange et celle des esprits impurs ;
- les deux cases dorées intercalaires doivent être lues en continuité : comme si les Rois recevaient en haut les ordres de Dieu, et en bas se retournaient contre les Démons réunis.
La quatrième coupe versée sur le soleil, la cinquième sur le trône de la Bête, fol 49r
1313, Picardie, BNF Français 13096
L’artiste utilise ici exactement la même quatripartition (alternance des trois couleurs rouge, bleu et doré entre le cadre et les fonds) mais de manière purement décorative. Ce sont les deux arcades (ainsi que les deux oiseaux symétriques de la bordure) qui forcent l’ordre de lecture – d’abord en deux colonnes, puis en deux registres – suivant en cela la structure du texte : face aux deux châtiments consécutifs, les hommes blasphèment le nom de Dieu, d’abord brûlés, ensuite en se mordant la langue de douleur. Ce parallélisme est cruellement confirmé par l’homme à cheval entre les deux cases, qui brandit vainement, en direction de ceux qui bavent, la serviette avec laquelle il tentait de se protéger du soleil.
Cinquième trompette : les hommes tourmentés par les locustes (Apo 9, 5-7), fol 26r Cinquième trompette : l’Armée des Locustes (Apo 9, 7-12), fol 27r
Dans le folio 27r, l’artiste utilise la même division en deux arcades de manière purement gratuite, puisque la chevauchée des locustes est continue (débordement de l’épée à l’arrière et des pattes du cheval à l’avant). Tout au plus est-elle faiblement justifiée par le texte, qui précise qu' »elles ont à leur tête, comme roi, l’ange de l’abîme qui se nomme en hébreu Abaddon, en grec Apollyon. »
Le couple Soleil-Lune a été introduit deux pages plus tôt (fol 25r, la page des singes), à cause de la mention « et le soleil et l’air furent obscurcis par la fumée du puits », puis répercuté à la page intermédiaire 26r. Ce couple Soleil-Lune sur trois pages consécutives fonctionne donc comme un rappel visuel, unifiant les trois pages consacrées à la Cinquième trompette.
En bordure du folio 26r, la drôlerie du loup poursuivant une brebis amorce la chevauchée des locustes du folio 27r, où la drôlerie des deux hydrides avec tambour et trompette annonce à son tour l’épisode suivant, celui de la Sixième trompette. Après les luminaires et les deux arbres sur fond continu du folio 26r, la colonnette superflue, coupée par l’arbre bifide, est un marqueur purement graphique qui signale la fin de l’épisode.
Adoration de l’Agneau au Mont Sion, fol 41r Jugement dernier, fol 76r
Dans ces deux compositions, le registre supérieur est réduit à un tiers de la hauteur, mais il s’ouvre latéralement aux personnages qui l’habitent : vieillards musiciens autour de l’Agneau, Vierge et Saint Jean autour du Livre. Il faut comprendre ce registre comme une sorte de tribune construite autour du Mont Sion, ou comme une salle haute au plancher de laquelle est accrochée la balance du Jugement dernier.
En synthèse
Dans ce manuscrit d’exception, Colins Chadewe a multiplié les innovations graphiques, inventant de multiples manières de subdiviser les images et d’utiliser les débordements externes ou internes au service de la narration. Ces subtilités, destinés à une public royal prisant le déchiffrage croisé des images et des textes, n’ont d’équivalent dans aucune autre Apocalypse.
Références : [71] Pour un classement plus récent, mais qui respecte pour l’essentiel celui de P.Klein, voir Richard K Emmerson « Medieval Illustrated Apocalypse Manuscripts. » In A COMPANION TO THE PREMODERN APOCALYPSE. Ed. Michael A. Ryan. Leiden: Brill, 2016 https://www.academia.edu/26039488/_Medieval_Illustrated_Apocalypse_Manuscripts_In_A_COMPANION_TO_THE_PREMODERN_APOCALYPSE_Ed_Michael_A_Ryan_Leiden_Brill_2016_Pp_21_66 [72] Pour une raison inconnue, la mention « Roi des Juifs » n’a pas été inscrite. De même qu’est resté blanc le grand phylactère brandi par un Juif, à droite Par compiraison avec les Crucifixions comparables, il était probablement destiné à porter l’inscription de dérision : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix » (voir [73]). [73] Ce détail est inspiré d’un texte de Pierre le Mangeur : « On lit dans Tobie, à propos de l’éviscération du poisson, que le démon se tenait sur le bras de la croix pour observer s’il y avait dans le Christ une tache de péché ».Article suivant : 10 Débordements dans le gothique international
Sur les origines de ce texte et sur cette iconographie rarissime, voir C. W. Marx, M. A. Skey « Aspects of the Iconography of the Devil at the Crucifixion », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 42 (1979), pp. 233-235 (4 pages) https://www.jstor.org/stable/751097 [74] La position de Saint Jean en hors cadre a ici la valeur d’une sorte de ponctuation, qui termine la séquence des quatre sceaux (voir 3-4-2 : les Apocalypses anglo-normandes). [75] Suzanne Lewis « Tractatus adversus Judaeos in the Gulbenkian Apocalypse », The Art Bulletin , Dec., 1986, Vol. 68, No. 4 (Dec., 1986), pp. 543-566 https://www.jstor.org/stable/3051040 [76] George Henderson « Part III: The English Apocalypse; II », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 31 (1968), pp. 103-147 https://www.jstor.org/stable/750637 [77] Louis-Patrick Bergot « L’Apocalypse d’Isabelle de France (1313) et son lien avec un groupe de Bibles historiales » Questes, 38 , 2018, p. 63-79 https://journals-openedition-org.ezproxy.inha.fr:2443/questes/4860 [78] Suzanne Lewis « The Apocalypse of Isabella of France: Paris, Bibl. Nat. MS Fr. 13096 » The Art Bulletin, Vol. 72, No. 2 (Jun., 1990), pp. 224-260 (37 pages) https://www.jstor.org/stable/3045731