Les deux autres manuscrits des Merveilles de l’Orient
Dans les Bestiaires, les débordements sont plus fréquents que dans les manuscrits religieux : les scènes sont moins codifiées, plus fantaisistes, et le cadre n’y est pas revêtu du même enjeu de sacralité. Néanmoins, les hors-cadre restent réservés à certains animaux, ou à des situations bien précises.
Il ne faudrait pas tirer de ce relevé l’impression fausse qu’ils abondent : ils ne dépassent pas un très faible pourcentage des images, et sont jamais une figure obligée : on voit d’ailleurs que, pour une même image, certains copistes les suppriment ou les ajoutent. En toute état de cause, ils se concentrent dans quelques manuscrits de tout premier plan, sous la plume de dessinateurs particulièrement créatifs.
Les exemples fournis ici proviennent de l’excellent site de David Badke [52], dont la base de données peut être parcourue soit par manuscrit, soit par animal. Lorsqu’un bestiaire en copie un autre, je n’ai retenu qu’un seule image. Enfin, je n’ai pas tenu compte de l’origine des manuscrits (pour la plupart anglais) ni de leurs style : en effet les images se transmettent et s’améliorent continument, sans rupture nette entre roman et gothique.
Article précédent : 5 Débordements récurrents
Les Merveilles de l’Orient
Ce texte ne s’inscrit pas dans la famille des Bestiaires, mais il se présente de la même manière, avec des images encadrées illustrant différentes créatures.
Le codex Nowell (Cotton Vitellius A XV )
Ce manuscrit en vieil anglais est connu pour sa grande liberté dans le maniement des cadres.
997-1016, Marvels of the east, BL Cotton MS Vitellius A XV
Au-delà de la rivière Brixontes, à l’est de là, il y a des gens nés hauts et grands, qui ont des pieds et des jambes de douze pieds de long, des flancs avec une poitrine de sept pieds de long.
En allant vers l’est, il y a un endroit où naissent des gens qui mesurent quinze pieds de haut et dix de large. Ils ont de grandes têtes et des oreilles comme des éventails.
Ces débordements pourraient signaler la taille exceptionnelle des créatures.
997-1016, Marvels of the east, BL Cotton MS Vitellius A XV, fol 106v
Ici en revanche le texte ne dit rien sur la taille, et le débordement de gauche sert à mettre en évidence un fleuron, sans doute l’arbre merveilleux :
« Il y a aussi une sorte d’arbre qui pousse là-bas et sur lequel éclosent les pierres les plus précieuses. Il y a aussi un groupe de personnes d’apparence sombre, qu’on appelle les Éthiopiens. »
Dans le silence du texte, la petite silhouette en dehors cadre à droite reste mystérieuse ( [53], p 109, note 12). Sa position , en pendant de l’arbre, pourrait signifier que c’est une femme pour qui l’homme cueille une pierre précieuse.
Au terme d’une étude serrée, Simon Thomson ([53], p 114 et ss) a conclu que les cadres avaient probablement été tracés après coup, en fonction de la place disponible, peut-être par une main différente de celle de l’artiste principal. Avec un faible niveau technique et sans constituer un système cohérent, ces images témoignent néanmoins d’ »une exploration active des possibilités du cadrage ».
Les blemmyae, 997-1016, Marvels of the east, BL Cotton MS Vitellius A XV f. 102v
« Il y a ensuite une autre île, au sud des Brixontes, sur laquelle naissent des hommes sans tête qui ont les yeux et la bouche dans la poitrine. Ils mesurent huit pieds de haut et huit pieds de large. »
Ce monstre sans tête (son nom de blemmyae est connu par d’autres textes) est représenté dans un cadre carré, pour respecter les dimensions.
Les deux autres manuscrits des Merveilles de l’Orient
Les blemmyae
Dans ces versions bilingue postérieures (latin / vieil anglais), la même créature se prête à une mise en page exceptionnelle, le cadre quittant son statut abstrait pour se réifier en un objet de l’image, manipulable par le monstre.
Herbert R. Broderick [54] cite cette miniature comme témoignant d’une esthétique anglo-saxonne spécifique au Xème et XIème, mais les rares exemples qu’il donne sont très disparates [55]. La question-clé est de savoir pourquoi, dans un manuscrit qui comporte des cadres tout à fait standards (mis à part de modestes débordements), l’illustrateur a inventé un cadre aussi étrange uniquement pour les blemmyae. On peut proposer une explication de nature purement graphique :
Ainsi cette réification du cadre, qui ne touche que les blemmyae, ne résulterait pas d’une intention délibérée, guidée par une esthétique générale, mais serait simplement l’effet de bord d’une suite de décisions graphiques.
Exprimer un mouvement
Il n’est pas étonnant que les Bestiaires, comme d’autres types de manuscrit, utilisent le débordement dans une intention dynamique.
Le castor
Castor se castrant
Lorsqu’il se sent coincé, le castor se castre et abandonne ses testicules, car il sait qu’il est chassé uniquement pour cela. Le débordement côté gauche exprime l’irruption du chasseur, à cheval ou à pied, tandis que le castor reste bloqué à droite contre le cadre.
Le singe
La guenon a toujours deux enfants, le favori qu’elle porte dans ses bras et l’autre qui s’accroche à son dos et qu’elle sacrifie pour pouvoir s’échapper : c’est cette fuite réussie qu’exprime le débordement sur le bord droit.
Le tigre
La tigresse est plus rapide que le cheval du chasseur : aussi celui-ci laisse tomber derrière lui une bille de verre dans laquelle l’animal, en voyant son reflet minuscule, croit reconnaître son tigreau et s’arrête. Le franchissement des deux bords exprime que la poursuite et l’échappée ont simultanément réussi, du moins à ce que croit la tigresse.
Les blaireaux
Les blaireaux coopèrent pour creuser leur trou : l’un se couche sur le dos, tenant un bâton dans la gueule, tandis que deux autres empilent de la terre sur son ventre. Les deux de gauche saisissent le bâton avec leur bouche, pour évacuer le blaireau-traîneau à l’extérieur.
S’agissant d’une page verso, l’intérieur du livre figure l’intérieur de la terre. Les deux débordements décomposent les deux mouvements : de la terre vers le traîneau, puis du traîneau vers la marge large.
Mettre en évidence une caractéristique
Cet objectif est quant à lui lié au caractère encyclopédique des Bestiaires.
Bêtes à cornes
Lorsque l’antilope va boire dans la rivière, ses cornes en forme de scie s’emmêlent dans les buissons, ce qui en fait une proie facile pour un chasseur.
Le monocérus, souvent confondu avec la licorne, se caractérise par sa corne unique.
La chasse à la licorne
Le seul moyen d’arrêter une licorne est de placer sur son chemin une jeune vierge : l’animal pose sa tête sur ses genoux et sa dangereuse corne dans la marge, ce qui permet au chasseur de lui percer le flanc, dans un symbolisme basique.
Les chèvres sauvages sont représentées soit en couple, grignotant un arbre des deux côtés, soit en haut d’une montagne, d’où elles peuvent voir les chasseurs arriver.
Dans le Harley MS 4751, la montagne est à peine suggérée par les monticules en bas des arbres, et la vigilance caprine est illustrée par l’animal qui arrête de brouter pour regarder en arrière. Le décrochement dans le cadre attire l’attention sur les deux scènes, et les pattes qui débordent à droite anticipent la fuite prochaine.
Le Bestiaire divin cumule les deux formules, grignotage et alpinisme.
Satyre
Certains pensent que les deux manuscrits ont été illustrés par le même artiste, tant les similitudes sont grandes. Les débordements sont néanmoins assez différents : dans la version Aberdeen, ils mettent en exergue deux particularités bestiales (corne, pied à fourrure opposé au pied glabre) qui disparaissent dans la version Ashmole, délibérément humanisée. L’extrémité du bâton est en revanche soulignée de la même manière : ces grains verts dans un cas, bleus dans l’autre pourraient être des raisins ; et cet attribut étrange, dont le texte ne dit rien, serait alors une réminiscence du thyrse dionysiaque, par assimilation entre le satyre des Bestiaires (une sorte de singe éthiopien) et le satyre de l’Antiquité.
Oiseaux à queue
Paon
A deux siècles de distance, le dessinateur anglais et son collègue allemand ont eu la même idée d’isoler en hors cadre la queue du paon, pour en exprimer à la fois la longueur et la magnificence.
Ce motif des pies symétriques ne se retrouve que dans deux autres bestiaires, qui en sont la copie directe [56]. La particularité du texte est qu’il suit le « De avibus » d’Isidore de Séville :
« Perchées sur les branches des arbres, elles parlent avec une loquacité grossière et, bien qu’elles soient incapables de déplier leur langue pour prononcer un discours, elles imitent néanmoins le son de la voix humaine. » [57]
Il se pourrait que ces deux pies, dos à dos et en miroir, expriment brillamment les deux idées du texte : non-communication et imitation.
Souligner un élément externe
Parfois l’animal est caractérisé par son interaction avec un élément externe, qui joue le rôle d’attribut différentiateur.
Le Soleil et l’Aigle
Quand un aigle vieillit, sa vue s’affaiblit. Il monte vers le soleil, dont la chaleur évapore le brouillard qui couvrait ses yeux. Il plonge alors trois fois dans l’eau et retrouve sa jeunesse.
Les trois aigles font en premier lieu allusion aux trois plongeons. La copie (Bestiaire Royal) améliore l’original en illustrant, en plus, les trois états du cycle : l’aigle sort de l’eau, puis sort du cadre en montant vers le soleil, puis plonge à nouveau.
De manière moins convaincante, le Bestiaire Ashmole sépare les aigles en deux registres : deux dans l’air et un dans l’eau.
Enfin le Bestiaire divin, contraint par son format horizontal, résume synthétiquement l’histoire selon la diagonale montante :
- en bas à gauche un aigle plongé dans l’eau poursuit un poisson en dehors du cadre ;
- en haut à droite, le vieil aigle, reconnaissable à sa taille, regarde depuis le sol le soleil qui dissipe les nuages.
Le Soleil et le Phénix
Le Phénix, 1200-20, Bodleian Library, MS. Ashmole 1511
Ce bifolium décompose la mort du Phénix en deux images :
- d’abord il ramasse des brindilles aromatiques pour son bûcher funéraire :
- ensuite il s’installe dans un bol et laisse le soleil allumer le brasier.
D’autres Bestiaires montent le dernier stade : le phénix qui renaît de ses cendres.
L’Etoile et l’Autruche
Pour savoir quand pondre ses œufs, l’autruche guette le lever des Pléiades (virgiliae), constellation encore appelée « poussinière » pour sa ressemblance avec une poule entourée de ses poussins. Puis l’autruche dépose ses oeufs sur le sol, les recouvre de sable et les laisse éclore.
Dans le Bestiaire d’Aberdeen, les deux autruches identiques (et avec deux pattes seulement) représentent les deux moments de l’histoire.
Le Bestiaire Ashmole différentie les oiseaux : l’un (le mâle ?) sort la tête du cadre pour interroger le ciel, l’autre (la femelle ?) reste à l’intérieur pour s’occuper de ses oeufs.
L’illustrateur du Bodley 764 accentue la séparation des deux oiseaux et complique le décor avec deux arbres plantés dans la terre, le sable étant représenté par une sorte de flux. L’illustrateur du Bestiaire divin reprend ce détail sans le comprendre et développe la tradition graphique sans se préoccuper du texte : un fleuve maintenant s’échappe d’un des oeufs. En revanche, il revient au texte du Bestiaire divin pour illustrer, par le débordement sur la droite, une fuite qui n’était pas mentionnée pas dans les bestiaires précédents :
A ses oeufs elle ne retourne jamais
Droit à l’étoile elle muse aussitôt
Oublie ses oeufs et déguerpit
(Vers 2611-2613)
A ses oes ne retorne mes,
Dreit a l’esteile muse ades
E ses oes oblie e guerpist.
Le Fer à cheval et l’Autruche
L’estomac de l’autruche est si puissant qu’il peut digérer même un fer à cheval.
Le Grain et la Souris
La souris
Dans la représentation la plus ancienne, la souris s’attaque à des hosties, caractérisées par la croix. Le détail, probablement jugé trop sacrilège, a été expurgé dans tous les autres Bestiaires. Le choix de ces gros grains comme attribut de la souris vient peut être de l’étymologie fantaisiste du texte, qui explique que la souris (« mus ») est engendrée par la terre (« humus »), soit la même origine que le grain.
1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 46v-47r
Le chat, qui s’appelle « musio » parce qu’il est hostile aux souris, se trouve placé juste avant elle, dans l’ordre du Bestiaire : hors du cadre de la page « chat », une bébé souris s’échappe vers sa propre page, sa mère reste dans les griffes d’un des matous.
Exprimer une conflictualité
L’écrasement
.Le griffon et le boeuf, 1300-10 Peterborough Bestiary, Corpus Christi College Parker Library, MS 53 fol 190v
Le dipsa est un serpent si petit qu’on ne le voit pas avant qu’on ne lui marche dessus, et si venimeux qu’on meurt avant d’avoir senti la morsure.
Le griffon est si puissant qu’il peut vaincre et enlever un boeuf.
L’attaque
1425 Heidelberg Vat Pal. lat. 291 (De rerum naturis)
L’emorrois est une sorte d’aspic, ainsi nommé parce que a morsure provoque une hémorragie mortelle chez la victime.
Il est amusant que, chez le même illustrateur, le cadre serve tantôt à abriter la proie, tantôt à dissimuler l’attaquant.
La prédation
La cigogne ramène sa proie, crapaud ou serpent, pour la déguster à l’intérieur du cadre.
Dans la seconde image, les deux corbeaux qui débordent en haut guident les cigognes quand elles traversent les mers vers l’Asie.
Le renard a emporté une petit oie en dehors du cercle, les autres restent sous la protection de leurs parents.
La menace
Coq blanc effrayant un lion, 1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 2r
Le coq blanc est le seul animal capable de terroriser le Roi des animaux.
Dragon menaçant des éléphants
Dans la première image, la figure humanoïde en bas est une mandragore, dont les éléphants ont besoin pour pouvoir s’accoupler.
Dans la seconde, l’éléphante donne naissance dans l’eau pour se protéger du dragon, trop chaud pour pouvoir la traverser.
1425, Heidelberg, Vat Pal. lat. 291 (De rerum naturis), folio 86r.
Le lion menace la panthère, mais sans se risquer à pénétrer dans son antre.
L’affrontement
En Inde, on attache un château en bois sur le dos d’un éléphant : devant cette machine de guerre, les ennemis reculent dans la marge.
L’Hydre et le crocodile
Cette scène est une des plus spectaculaires des Bestiaires. L’hydre est un serpent qui vit dans le Nil. Il s’enduit de boue, se glisse dans la gorge d’un crocodile qui dort la bouche ouverte, puis se fraye un chemin dans ses entrailles, d’où il sort par le flanc.
Les dessinateurs ont bien compris que l’hydre est en elle-même un paradigme du débordement, et ils la montrent très souvent en hors cadre :
- parfois comme un seul animal, qui débouche à l’intérieur de l’image ;
- parfois dans deux états, avant et après l’ingestion.
Dans le Bestiaire divin, chaque bête est mise en relation avec une image pieuse : l’hydre qui s’enduit de boue est comparée au Christ qui s’enveloppe de chair pour sortir intact des Enfers. On notera le débordement amusant du petit diable en haut de la tour, qui sonne vainement de la trompe pour donner l’alerte.
L’unique transgression de l’Encyclopédie de Valenciennes
Dans ce manuscrit, les images ne comportent presque toutes qu’un seul animal, parfois un couple. Toutes sont dument encadrées, sauf lorsqu’il d’exprimer une situation de conflictualité :
Vers 1290, Liber de natura rerum, BM Valenciennes, MS 320
On nomme émerillon un petit oiseau qui brise les œufs du corbeau , et dont les petits sont poursuivis par le renard . L’émerillon , à son tour , fatigue à coups de bec les petits renard et la mère elle – même ; à cette vue , les corbeaux viennent comme auxiliaires contre l’ennemi commun.
Le cygnes et les aigles se font la guerre , ainsi que le corbeau et le chloréus qui, pendant la nuit, cherchent les œufs l’un de l’autre.
Pline, Histoire Naturelle, Livre X, Des oiseaux
Il est probable que l’illustrateur s’est autorisé cette transgression aviaire par affinité avec l’habituelle transgression angélique.
Accompagner la narration
Le chien
Le chien fidèle et son maître
Dans la première image, le chien en hors cadre pleure son maître assassiné, dont le corps allongé sert de jonction entre les deux registres : en haut, le même chien reconnaît le meurtrier et lui saute à la gorge.
Dans la seconde image, le dessinateur a préféré dupliquer le maître, et utiliser le hors cadre d’une autre manière : dans le registre supérieur, la victime est projetée vers la marge par un coup de lance, et le chien tente de lécher sa blessure ; dans le registre inférieur, il pleure devant le cadavre.
Le faucon
Les rabatteurs frappent sur leur tambour pour faire s’envoler les oiseaux aquatiques. Dans une image, le hors-cadre met l’accent sur le faucon, dans l’autre sur la proie qui s’envole.
A la naissance, les oursons sont des morceaux de chair amorphe, et leur mère doit les lécher pour leur donner forme ursine.
Le martin-pêcheur construit son nid au bord de l’océan pendant la saison des tempêtes, mais tant qu’il est occupé, l’océan reste calme. Le petit oiseau qui déborde est le poussin dans le nid posé sur la mer.
Les deux oreilles de l’aspic
Pour endormir l’aspic et lui voler son baume, l’enchanteur profère un sortilège. Pour ne pas l’entendre, l’aspic bouche une oreille avec sa queue et appuie l’autre contre le sol.
Le premier illustrateur rajoute un bord interne pour séparer les adversaires. A la verticale des deux oreilles, il attire l’attention sur elles.
Le copiste mise quant à lui sur le procédé du cadre interne pour régler finement l’affrontement : l’enchanteur se redresse à gauche, un livre sur le cadre bleu et une main sur le cadre brun, comme pour capturer sa proie entre les deux. L’aspic au contraire se tasse dans son refuge organique, qui se joue des lignes droits du cadre brun et déborde sur le cadre bleu. Il est probable que cet illustrateur très inventif lui a donné exprès la forme d’une oreille et la couleur d’un sol pour évoquer, en grand, les deux moyens de défense de l’aspic.
Entre les deux versions, le dessinateur (si c’est bien le même) a amélioré la lisibilité : il a resserré latéralement le cadre pour accentuer l’affrontement, et fait déborder le détail du rocher, pour le rendre plus significatif. La forme « en oreille » du cops de l’aspic est ici particulièrement évidente.
Le souffle exquis de la panthère
La panthère et les animaux
Lorsqu’elle est repue, la panthère s’endort pendant trois jours, puis se réveille avec un grand rugissement qui attire les autres animaux par son odeur exquise.
Dans la première image, les deux cadres donnent à voir l’odeur, qui se propage entre les deux.
Dans la seconde image, le franchissement du cadre illustre l’attraction irrésistible. Le dessinateur a rajouté le détail du dragon, particulièrement développé dans le texte du Bestiaire divin en tant qu’antithèse infernale de la panthère christique : écoeuré par la douce odeur, il s’enterre dans la montagne.
Quelques hors cadre narratifs dans le Bestiaire divin
Certains images, particulièrement riches, contiennent des détails spécifiques au texte du Bestiaire divin, voire même vont plus loin.
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969
Le cadre met en évidence l’anecdote la plus spectaculaire : le chef du troupeau castrant un poulain mâle pour qu’ils ne puisse pas le défier. A l’écart dans la marge, le dessinateur a inventé un détail qui ne figure pas dans le texte : une femelle qui cache son poulain pour le protéger du chef. En haut à droite, il revient au texte avec cet onagre qui braie douze fois pour marquer l’équinoxe de printemps.
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969
Notre dessinateur est le seul à s’être risqué à illustrer l’histoire compliquée des fourmis chercheuses d’or d’Éthiopie, qui ont la taille d’un chien. Elles extraient l’or du sable avec leurs pattes et le surveillent jalousement, pourchassant et tuant ceux qui tentent de le voler. Pour y réussir, il faut seller une jument affamée avec des sacs contenant des écrins dorés. Attirée par les pâturages de l’autre rive, elles traverse le fleuve qui délimite le pays des fourmis ; celles-ci, voyant les écrins sur le dos de la jument, ont l’idée d’y cacher leur or. Il suffit alors de faire hennir le poulain pour que la jument, rassasiée, repasse la rivière avec sa précieuse cargaison.
Le cadre entoure le pays des fourmis, renforçant la frontière du fleuve. En hors-cadre, sur l’autre rive, le poulain attend sa mère. L’artiste a rajouté un détail de son cru, avec la poignée de foin que le voleur brandit pour attirer la jument, au cas où l’instinct maternel ne suffirait pas.
1265-1270, Bestiaire divin, BNF FR 14969
Les éléphants n’ont pas de désir sexuel. Lorsqu’ils veulent concevoir, ils se rendent en Orient, près des fleuves du paradis terrestre où pousse la mandragore. La femelle en donne au mâle, qui s’excite et copule avec elle. L’analogie avec Adam et Eve figure dans la plupart des Bestiaires, mais seul l’illustrateur du Bestiaire divin a eu l’idée de les rajouter dans un compartiment enflammé représentant le Paradis, inaccessible depuis la Chute. De ce fait, la trompe qui s’insère illogiquement dans ce lieu chaud pourrait bien être une allusion malicieuse à l’effet viril de la mandragore.
Cette racine humanoïde peut être mâle ou femelle. Lorsqu’on l’arrache du sol, elle émet un cri mortel. Pour la récolter facilement, on lui attache un chien affamé et, de loin, on agite de la viande : le chien se précipite pour manger et arrache la mandragore.
Etrangement, la récolte de la mandragore, qui figure dans les Bestiaires latins, ne se trouve pas dans le texte du Bestiaire divin. L’illustrateur s’est donc inspiré d’un autre manuscrit, en ajoutant le cadre qui matérialise la distance de sécurité contre le cri mortel. Il a ajouté aussi le détail pratique du gourdin que l’homme tient de l’autre main, afin d’éviter de se faire dévorer.
Des débordements expressifs
Effet de taille
Le texte est très proche de celui d’Isidore de Séville (De serpentibus) [58] :
Le dragon est plus grand que tous les serpents – autant causent-ils de douleurs qu’ils ont de couleurs – ou de tous les êtres vivants sur la terre… Son pouvoir n’est pas dans ses dents, mais dans sa queue, et il fait plus de mal par sa frappe que par sa morsure… De lui même l’éléphant n’est pas à l’abri par sa taille, car il se faufile sur les sentiers par lesquels les éléphants vont habituellement, se noue autour de leurs jambes et les tue en les étouffant.
Draco maior, tot dolores quot colores habentur, cunctorum serpentium sive omnium animantium super terram…. Vim autem non in dentibus, sed in cauda habet, et verbere potius quam rictu nocet….A quo nec elephans tutus est sui corporis magnitudine nam circa semitas delitescens, per quas elephanti soliti gradiuntur, crura eorum nodis inligat, ac suffocatos perimit.
La preuve géométrique de la supériorité du dragon sur le serpent est administrée par la différence entre l’horizontale et la diagonale [59].
De plus, l’artiste a fait en sorte que la dernière phrase soit justement interceptée par le débordement de la dangereuse queue.
Le Cinnamologus
Selon Isidore de Séville (après Aristote), ce grand oiseau utilise la cannelle pour construire son nid sur les branches fines tout en haut des grands arbres. Pour récolter la cannelle, comme il est impossible de grimper, il faut utiliser des projectiles lestés de plomb (plumbatis jaculis), que les dessinateurs des Bestiaires illustrent par une fronde.
Le débordement suffit ici pour montrer la hauteur du nid.
Jeux d’équilibre
Le débordement des extrémités inférieures sert comme d’habitude à créer un effet de profondeur. Mais ici s’ajoute l’intention supplémentaire de rendre homologue le combat des montures et celui des chevaliers. Les pattes répondent aux pieds par translation, tandis que les couleurs rouge et bleu des selles répondent à celles des écus par symétrie : ainsi le cheval qui recule appartient au chevalier qui avance, de sorte que le combat animal équilibre le combat humain.
Les deux débordements mettent en relation la fermière qui trait et le veau laitier qui sort de l’image sur un dernier coup de langue de sa mère, attachée à son piquet. L’image nous dit ainsi que le malheur bovin fait le bonheur humain.
1225-50, BL Harley MS 4751 (Harley Bestiary), folio 41r
A droite un héron à deux cous illustre les deux temps de l’ingestion : tête dans la vase, et ver dans le bec.
A gauche, un autre héron regarde d’un air piteux le résultat de la digestion : le ver qui sort intact et retourne à la vase.
Rien dans le texte ne justifie ce cycle inattendu, pure plaisanterie graphique.
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 51v
L’image suit fidèlement le texte du Bestiaire divin, qui explique la longévité du cerf (vers 2737-56) :
- d’abord le résumé – en avalant une couleuvre, le cerf viellissant (enveilliz) se trouve ragaillardi (refreschiz) ;
- puis le détail de l’opération : dans le trou de la couleuvre, le cerf crache de l’eau, puis émet une haleine qui force le serpent à sortir.
Par la magie des débordements symétriques, la couleuvre qui sort de son trou en bas à droite et la même que celle qui rentre dans la bouche du cerf en haut à gauche.
Circuit technique
L’Ane au moulin
Dans ces deux manuscrits étroitement apparentés, l’image de l’âne domestique a été enrichie par un moulin, non mentionné dans le texte, dont l’eau déborde dans la marge droite.
La version Bodleian en fait comprendre la raison, puisque le débordement extérieur fait écho au flux de la farine hors de la meule, au premier étage du moulin. Il faut comprendre l’ensemble comme une sorte de circuit animé : l’âne amène le grain au moulin, la farine utile coule en sens inverse, tandis que le résidu inutile s’évacue dans la marge. Le morceau de pain que l’ânier porte à sa bouche termine le cycle.
Des débordements esthétiques
1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764
Cet illustrateur montre une audace croissante dans son idée de faire déborder l’océan :
- d’abord seulement sur le cadre interne ;
- puis sur toute la largeur de l’image : c’est le débordement du gouvernail sur la gauche qui oblige à cette solution, plus hésitante sur la droite puisque le cadre reste présent sous l’eau.
Pendant la nuit, les grues choisissent une sentinelle qui va rester éveiller, un caillou dans une patte : en cas d’endormissement, la chute du caillou réveillera les autres. Pour illustrer l’anecdote, le premier artiste et son copiste ont utilisé très différemment le cadre interne.
Chez le premier artiste, le cadre interne vert renforce la différence entre les quatre oiseaux tête basse et la sentinelle en bordure. Le bord interne horizontal, purement artificiel, attire l’attention sur le caillou et bloque tout mouvement vers le haut, suggérant ainsi sa chute. L’image insiste donc sur la singularité du guetteur, posté sur le bord droit de l’image.
Chez le copiste, le cadre interne orange remplit la même fonction, du moins verticalement : écraser les dormeurs et faire paraître plus haute la sentinelle. Le bord interne, tout aussi artificiel mais maintenant vertical comme l’aiguille d’une balance, crée un axe de symétrie entre les deux moitiés : l’image nous dit, en somme, que quatre vies sont équilibrées par une seule.
Des débordements comme fioritures
Très exceptionnellement, il arrive qu’un débordement soit gratuit, pour le seul plaisir de l’image.
Ces deux dessinateurs ont rajouté en haut de l’arbre un hibou ou un nid d’oiseaux, sans aucun rapport avec le texte.
Autres débordements du Bestiaire divin BNF FR 14969
Le Bestiaire divin, de Guillaume le Clerc de Normandie, a pour principe d’agrémenter chaque article du Bestiaire par un sermon. Parmi les divers manuscrits conservés, le BNF FR 14969 est le seul à comporter systématiquement, pour chaque article, une image de type bestiaire et une image religieuse. Son illustrateur, particulièrement prolixe en débordements comme nous l’avons vu, en a aussi commis dans les illustrations très originales des sermons, qui en suivent étroitement le texte.
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 10v
Le dessinateur n’a pas manqué de mettre en exergue le motif courant du pélican en haut de la croix, se déchirant le flanc pour nourrir ses enfants.
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 38r
Le sermon explique que, tout comme le castor laisse ses génitoire au chasseur, le prudhomme doit laisser ses vices au Diable, qui en est friand.
Le grand démon volant en hors cadre est tenu en respect par Saint Michel, tandis que le petit démon entré à pied dans l’image se cache derrière un apôtre, craignant sans doute de se faire fouetter.
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 38v
Les diverses scènes de la vie de Jésus sont citées dans le Sermon, mais pas Saint François. Son image dans la marge rationalise cette accumulation d’images comme étant un retable devant lequel le saint s’est arrêté, accompagné par un disciple.
Cette image illustre l’histoire d’un homme riche qui, ayant résolu de se dépouiller, vend tous ses biens et les transforme en or :
« toz ses dras vendi a devise
Fors ses braies et sa chemise » (2531-32)
Le cadre montre cet homme deux fois (avec son pantalon et sa chemise) :
- vendant sa dernière tunique à un acheteur resté dans la marge ;
- poussant son or dans la mer, pour qu’il soit englouti par la marée :
car vous qui vouliez me noyer,
Moi je vous noeirai en premier (2547-48)
On saluera l’utilisation particulièrement habile du cadre pour condenser une histoire complexe : les deux niveaux de la mer, dans l’image et sous le bateau, traduisent la montée de la marée.
Article suivant : 7 Débordements gothiques : une inhibition généralisée
Cotton MS Claudius B IV f.2r (détail, retourné de haut en bas)
Dans ce dernier cas, très particulier, il est abusif d’assimiler la mandorle à un simple cadre. Le dessinateur a voulu opposer celle de Dieu (remplie d’un fond bleu ciel) et celle de Lucifer déchu (sans fond bleu et en train de se casser en bas). [56] 1200-10, British Library, Royal MS 12 C XIX, fol 42v
1250-60,The Northumberland Bestiary, Getty Museum, MS. 100 fol 36v [57] Dieter Bitterli, « Say What I Am Called: The Old English Riddles of the Exeter Book & the Anglo-Latin Riddle Tradition » p 94 https://books.google.fr/books?id=j9Rw4FsxJfQC&pg=PA94 [58] Isidorus, Etymologiae, Liber 12, IV : de serpentibus http://monumenta.ch/latein/text.php?tabelle=Isidorus&rumpfid=Isidorus,%20Etymologiae,%20Liber%2012,%20%20%204&level=4&domain=&lang=1&id=&hilite_id=&links=&inframe=1 [59] Marion Charpier « De dracone igniuomo » https://books.openedition.org/pufr/29562?lang=fr