En dehors de l’Angleterre, les débordements restent exceptionnels, avant l’art roman (dans l’enluminure ottonienne ou dans les Bibles ibériques préromanes) comme durant la période romane (manuscrits français et Bibles italiennes).
Article précédent : 3 Débordements préromans et romans : en Angleterre
Enluminure ottonienne
Très proche des styles carolingiens et byzantins, l’enluminure ottonienne encadre lourdement ses images, comme des tableaux suspendus sur la page.
La réticence au débordement
Saint Marc, 969, Gero-Codex (Reichenau), Darmstadt University Hs 1948 fol 2v Le Christ pleurant sur Jérusalem, 997-1000 Evangéliaire d’ Otto III, BSB Clm 4453 p 82
L’encadrement de type architectural, sur fond blanc, autorise exceptionnellement un bout de siège et un bout de pupitre à déborder, pour donner une impression de profondeur (voir 5 Débordements récurrents).
Mais en général l’effet « tableau » est privilégié, et les architectures sont enfermées dans un cadre rectangulaire qui empêche tout débordement, même dans la scène à grand spectacle des assiégés essayant de fuir Jérusalem.
975-1000, Graduel de l’abbaye de Prüm, BnF MS Lat. 9448 fol 81r Vers 975, Göttinger Sakramentar aus Fulda 2 Cod. Ms. theol. fol. 231 Cim, fol. 116r
Martyre de Saint André
Un cas très particulier est celui du Graduel de Prüm : son format très étroit a conduit l’artiste, dans plusieurs pages, a rajouter un registre inférieur et à pratiquer des débordements latéraux qui n’existent pas dans les miniatures comparables [34]. La Crucifixion (entre deux disciples) et la Mise au Tombeau de Saint André (entre deux femmes) sont délibérément calquées sur celles du Christ.
Deux Annonciations très subtiles
990-1000, Sacramentaire de Saint Géréon de Cologne, BNF Latin 817 fol 12r 1000-20, Hitda-Codex, Darmstadt ULB Cod. 1640 fol 20r
Annonciation
Ces deux Annonciations sont les plus dynamiques de l’art ottonien, traduisant par des débordements modestes tantôt le recul de la Vierge devant l’Ange, tantôt l‘irruption de celui-ci. Dans les deux cas, la Vierge se trouve à l’aplomb d’un clocher portant une croix, signalée par un débordement dans le cas du Sacramentaire de Saint Géréon. Comme le note Joshua O’Driscoll ([35], p 146), il s’agit de traduire graphiquement l’association habituelle entre Maria et Ecclesia.
L‘énorme tâche verte qui sépare l’Ange de Marie, dans le Sacramentaire de Saint Géréon, a bien évidemment attiré des explications anachroniques, telles que la désobjectivation par la couleur, ou le bouillard de l’Incarnation.
990-1000, Sacramentaire de Saint Géréon de Cologne, BNF Latin 817 fol 11v
Comme l’explique Joshua O’Driscoll ([35], p 148 et ss), il suffisait de lire le titulus de la page de gauche pour avoir l’explication précise de l’image :
…par la mise dans l’ombre d’une opération spirituelle, elle devint la future mère de celui par qui le monde déchu reviendrait à lui
…spiritualis operis obumbratione mater futura ipsius quo mundi resipisceret lapsus
D’une manière unique, le titulus développe le paradoxe que le passage dans l’ombre était la condition pour que le monde sorte de l’ombre, à partir du mot « obumbratione » employé par Luc :
« Le Saint Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. » Luc 1,35
Un débordement impérial (SCOOP !)
Le débordement est tellement étranger à l’esthétique ottonienne que, lorsqu’il se présente au beau milieu d’une image, et qui plus est la plus sacrée de toutes, il crève l’oeil et pose question.
Portement de croix et Crucifixion
Vers 980, Egbert Codex (Reichenau) Trier Stadtbibliothek HS 24
Dans cette composition à deux registres, hermétiques comme il se doit, le Christ monte au calvaire avec une longue tunique bleue et un manteau pourpre. Arrivé en haut, il est crucifié avec sa tunique, dans la tradition orientale, et deux soldats assis jettent les dés dans le creux du manteau.
Crucifixion, Déposition, Mise au Tombeau Tombeau vide et apparition à Marie-Madeleine, Apparition aux apôtres et à Thomas
1000, Evangéliaire d’Otton III (Reichenau) Münich BSB Clm 4453 fol 250v 251r
Une vingtaine d’années plus tard, le même scriptorium de Reichenau réalise un évangéliaire somptueux, étroitement supervisé par l’empereur Otton III. Le prototype du Codex Egbert est remployé pour le premier registre de ce bifolium, mais avec une différence criante : le manteau se trouve maintenant à cheval sur les deux registres.
La composition de la page a été pensée comme un ensemble : aux tuniques pourpres et blanches du soleil et de la lune correspondent dans le registre inférieur, la tunique pourpre de la Déposition et le linceul blanc de la Mise au Tombeau. Tandis que le manteau du Codex Egbert se distinguait de la tunique par sa couleur, ici les deux partagent les mêmes couleurs impériales, pourpre et or. On sent bien sûr ici la proximité d’Otton III et le souci de relier, par ce costume, l’Empereur des cieux à l’Empereur ici bas.
Par rapport à l’idée initiale du Codex Egbert, où les deux soldats se disputaient le manteau de manière très naturelle, on note une sorte de régression narrative, en plus de la confusion des couleurs : pourquoi cette forme en dôme, ces sept dés dorés, cette main du soldat de gauche qui traverse le tissu comme s’il était transparent ?
L’Entrée du Christ à Jérusalem, fol 234v
1000, Evangéliaire d’Otton III (Reichneau) Münich BSB Clm 4453
La réponse se trouve dans cette autre scène, antithèse glorieuse de la Crucifixion : le Christ est acclamé comme un roi lors de son entrée à Jérusalem. Le petit personnage grimpé dans l’arbre, fréquent dans cette iconographie, représente en général Zachée, le collecteur d’impôt qui
« cherchait à voir qui était Jésus, mais il ne le pouvait pas à cause de la foule, car il était petit. » (Luc 19,3).
Il tient ici une branche coupée, ce qui permet d’illustrer du même coup un autre détail de l’épisode :
« Une grande foule de gens étendirent leurs manteaux sur le chemin. D’autres coupèrent des branches aux arbres et en jonchèrent le chemin » Matthieu 21,8
Ainsi la séparation en deux registres, qui pouvait sembler assez artificielle puisque les deux scènes n’en font qu’une, a pour but de traduire graphiquement le texte, en rajoutant un second sol sur lequel, dans le registre supérieur, les manteaux sont piétinés par l’âne. Mais, par la magie du débordement, ils appartiennent aussi au registre inférieur : les deux passants les brandissent en voûte au dessus d’eux, de la même manière que Zachée, dans son arbre, semble brandir un arc-en-ciel glorieux au dessus du Christ-Roi.
Cette équivalence visuelle entre manteaux et voûte céleste n’est au fond que la réminiscence de l’iconographie du dieu Caelus, souvent représenté sur les sarcophages antiques par un personnage tenant un tissu bombé au dessus de lui.
L’Entrée du Christ à Jérusalem, fol 234v La Crucifixion, fol 251r
1000, Evangéliaire d’Otton III (Reichneau) Münich BSB Clm 4453
La confrontation montre bien l’idée commune qui sous-tend ces deux pages, les seules à comporter en leur centre un débordement, qui plus est par des tissus, qui plus est en forme de dôme. La première introduit la métaphore entre manteau et ciel, la seconde la file : la tunique du Christ est identique à son manteau, qui lui même est identique au manteau du firmament dans lequel les sept dés brillent comme des étoiles, du même tissu que le Soleil.
Crucifixion, Comparution devant Caïphe, fol 107v Déposition, Mise au tombeau , fol 108r
1007-12 Péricopes d’Henri II (Reichenau), Münich BSB Clm 4452
L’atelier a dû être si satisfait de cette invention qu’il l’a reproduite quelques années plus tard, dans un manuscrit destiné à d’Henri II le successeur de Otton III. Pour garder le débordement du manteau au centre, les concepteurs se sont même résolus à empiler les registres de la page de gauche à l’inverse du sens chronogique, (le seul cas dans le manuscrit), avec l’avantage supplémentaire de placer les deux croix en vis à vis dans les registres supérieurs. Les registres inférieurs sont appariés graphiquement par un objet homologue, l’estrade du trône de Caïphe et le tombeau du Christ – les deux étant de magnifiques exemples de perspective inversée.
Les luminaires affligés se trouvent maintenant côté Déposition, ce qui fait perdre au manteau son symbolisme impérial et cosmique : ici, en association avec la torche, il signifie simplement la Nuit, le moment de la comparution devant Caïphe. La bande bleu clair sur laquelle déborde le haut des croix rappelle que la Crucifixion comme la Déposition se passent durant la journée, tandis que la bande rose clair de la Mise au Tombeau évoque le coucher du soleil.
Une composition par niveaux hiérarchiques
Les marchands chassés du Temple, fol 120v
1000, Evangéliaire d’Otton III (Reichneau) Münich BSB Clm 4453
Cette image simple comporte seulement trois niveaux :
- 1) le fond d’or ;
- 2) le décor : un temple à trois colonnes
- 3) les personnages et le sol extérieur.
Adoration des Mages, fol 29r Marie-Madeleine lavant les pieds du Christ, fol 156v
Le situation se complique lorsque les personnages se trouvent à l’intérieur du bâtiment. Il faut alors rajouter un quatrième niveau qui supplante tous les autres : le motif d’encadrement.
Depuis l’art antique, les colonnes latérales sont comprises comme un motif d’encadrement, souvent agrémenté de rideaux (voir 5 Débordements récurrents). Son caractère conventionnel se voit bien dans la première image :
- les arcades posées sur la rangée inférieure de chapiteaux symbolisent la ville avec des tours et ses murailles,
- le fronton posé sur les chapiteaux supérieurs est le cadre honorifique de l’ensemble de l’image.
Dans les deux images, les colonnes latérales masquent les personnages, prouvant bien qu’elle sont situées en haut de la hiérarchie. La colonne centrale, en revanche, est considérée comme faisant partie du niveau décor, hiérarchiquement inférieur au niveau des personnages :
- dans la première image, elle est masquée seulement par l’offrande du premier roi mage : l’incongruité spatiale est atténuée par la petite taille de l’objet ;
- dans la seconde image, elle est masqué par la main de Simon, mais aussi par le large banc, qui fait partie du même niveau que les personnages assis dessus : ce qui donne l’impression bizarre que la colonne est détachée de son socle, resté seul au premier plan.
fol 17v fol 18r
Adoration des Mages, 1007-12, Péricopes d’Henri II (Reichenau), Münich BSB Clm 4452
Ce bifolium ajoute un niveau supplémentaire, au plus bas de la hiérarchie : le fond extérieur, à savoir une bande de ciel, bleue pour les Rois Mages, pourpre impérial pour Enfant Roi.
Les principes restent les mêmes, avec des anomalies aggravées : les deux premiers rois semblent flotter en avant de la colonne centrale, ainsi que le trône de la Madone.
Dans le cas du portique à trois colonnes, l’application des deux conventions (superposition par ordre hiérarchique et cadre honorifique) conduit donc inévitablement à un hiatus visuel pour la colonne centrale : cette architecture, impossible pour nos yeux habitués à la perspective, est tout à fait acceptable dans une conception non spatiale, où les niveaux s’empilent comme des cartons découpés.
Le songe de Joseph
Maitre des Péricopes d’Henri II, avant 1012, Evangéliaire de Seeon, Staatsbibliothek Bamberg Msc.Bibl.95 fol 8v
Dans cet Evangéliaire, les évangiles ne sont pas présentés dans quatre sections séparées, mais regroupés dans des chapitres chronologiques : la miniature du Songe de Joseph sert de frontispice au tout premier chapitre, consacré à la Nativité de Jésus.
Cette composition complexe superpose quatre « tables gigognes », de bas et haut et de l’avant-plan à l’arrière-plan :
- le banc portant les souliers et les bandelettes de Joseph ;
- son lit ;
- sa maison ;
- le cadre honorifique qui enferme la ville.
Le petit personnage enveloppé dans sa couverture se situe au tout premier plan, puisqu’il masque à la fois le sol, un pied du banc, un pied du lit, et une colonne de la maison. Il s’agit du prophète Joseph enfant, que Dieu a appelé trois fois dans son sommeil (1 Samuel 3, 1-21). L’ange du fronton est le facteur commun à ces triples songes : car Joseph, le père de Jésus, aura lui aussi trois rêves angéliques.
Dans ce masquage à cinq niveaux, le niveau le plus proche du spectateur signifie, paradoxalement, le passé le plus lointain, celui de l’Ancien Testament : le jeune Joseph s’y inscrit comme l’ancêtre du vieux Joseph, dans un autre renversement temporel.
Masquage plutôt que débordement
Crucifixion, p 36 et 37
1072–75, Sacramentaire de Tyniec (Cologne), Varsovie Bibliothèque nationale Rps BOZ 8
La Crucifixion s’inscrit dans le même cadre en feuille d’acanthes que le texte qui lui fait face, imitant l’esthétique des plaques de porphyre romaines. Le cadre s’interrompt néanmoins aux quatre bouts de la croix, pour insérer le titulus, le Soleil et la Lune en pleurs, et un socle.
Majestas Dei, p 32
L’autre miniature pleine page du manuscrit autorise plus de fantaisie, puisqu’il s’agit d’une vision divine. Plutôt que par des débordements externes rompant le decorum de la page, les artistes ottoniens ont travaillé la profondeur par un procédé concurrent, purement interne à l’image : le masquage hiérarchique que nous avons vu à l’oeuvre dans le cas du portique à trois colonnes. Ici, les deux séraphins à six ailes viennent devant la mandorle, qui vient devant les quatre Symboles des Evangélistes, dont les auréoles et les pattes viennent devant le cadre. Celui-ci, qui devrait donc se trouver à l’arrière-plan, passe pourtant devant les deux chérubins, qui donnent ainsi l’impression de se glisser en biais depuis le fond vers le premier plan. De la même manière, l’auréole de l’ange de Saint Matthieu passe devant l’aile d’un chérubin, donnant la même impression de surgissement.
Ce procédé du masquage technique s’apparente à une réification, puisque le cadre acquiert une forme d’indépendance matérielle : mais cette matérialité reste abstraite, dans un monde plat où le cadre se trouve tantôt en dessous et tantôt au dessus des autres objets de l’image.
Evangéliaire et Capitulaire, 1000-15, Ms. theol. lat. fol. 283 Berlin, Staatsbibliothek zu Berlin
Ce Christ de l’Apocalypse, qui affiche les débordements exceptionnels de Saint Jean en bas et de cinq chandeliers en haut, est en fait construit sur la superposition discrète de sept niveaux, à la gloire du chiffre Sept. Sur l’utilisation des masquages dans les Majestas Dei ottoniennes, voir 4 Dieu sur le Globe : art ottonien et Beatus.
Bibles ibériques
La Bible de Leon (960)
960, Bible de Leon, Basilique de san Isidoro, Cod 2 fol 50r 1180-1220, Bible de San Millan, Real academia Madrid RAH cod 2 fol 58v
Frontispice du Lévitique
Ce frontispice est la seule miniature pleine page de la bible mozarabe de Leon. L’aménagement du Tabernacle suit assez précisément la description du Lévitique. Par comparaison avec l’image correspondante de la Bible de San Millan, on comprend que le petit mobilier placé en avant du cadre, avec ses rideaux rouge et jaune fermés, est une manière symbolique de représenter l’entrée du tabernacle comme un rupture dans le cadre. On retrouve d’ailleurs le même code de couleur, jaune et rouge, pour les deux voiles sous l’arcade, qui figurent la tente (velum).
A l’intérieur se tient Aaron en habit de grand prêtre, avec ses fils, tandis que le peuple reste dehors. La scène précisément représentée pourrait être la purification quotidienne par l’encens :
Aaron y fera fumer l’encens; il le fera fumer chaque matin, lorsqu’il préparera les lampes, et il le fera fumer entre les deux soirs, lorsqu’Aaron mettra les lampes sur le chandelier. Exode 30,7-8
Les fumées rouge et bleu (nube) qui sortent au dehors montent depuis l‘autel en T, sur lequel Aaron pose l’encensoir [36]. Dans la version plus récente, l’autel en T est au centre, on voit les parfums qui montent verticalement et forment à l’extérieur des couches horizontales.
Mort de la reine Jézébel, fol 150v Jérusalem assiégée et Jérémie recevant les dignitaires, fol.283v
960, Bible de Leon, Basilique de san Isidoro, Cod 2
Les autres pages du manuscrit qui pourraient évoquer un débordement ne possèdent en fait pas de cadre : la ville est placée au fond, sans interaction avec la scène qui se déroule au premier plan.
La Bible de Ripoll (1027-32)
Dans ce manuscrit, les frontispices sont entièrement remplis d’un empilement de registres, dans lesquels l’histoire se déroule continument, de haut en bas puis de gauche à droite.
Des registres étanches
De la déroute des Egyptiens à la défaite des Amalécites
1027-32, Bible de Ripoll, Vat.lat.5729 fol 1r
Dans ce tout premier frontispice, les encadrements sont épais et imperméables, y compris les planchers entre les registres. Pour ponctuer les scènes horizontalement sans briser la continuité du récit, l’illustrateur a eu l’idée d’utiliser un symbole récurrent, un autel de sacrifice qui fume.
Dans les trois premiers registres, il marque un lien de conséquence, à la manière d’un double point :
- les Egyptiens sont noyés dans la mer Rouge, donc les Hébreux remercient Dieu ;
- les Hébreux se plaignent de la soif et de la faim,
- donc Moïse radoucit les eaux amères de Mara,
- puis fait tomber la manne et les cailles dans le désert.
Dans le quatrième registre, il joue en revanche le rôle d’un point-virgule, séparant les deux épisodes d’Exode 17 :
- Moïse fait jaillir l’eau à Horeb ;
- Moïse sur un rocher lève et abaisse son bras, donnant alternativement le dessus aux Hébreux et aux Amalécites.
En toute logique, l’illustrateur aurait dû supprimer le plancher en dessous de Moïse sur son rocher, pour exprimer l’unité de lieu avec la scène de la bataille ; mais il a privilégié la chronologie du texte, où les scènes sont consécutives : Aaron et Hur ont l’idée de soutenir en l’air les bras de Moïse, ce qui cause la défaite définitive des Amalécites, dont la cavalerie s’enfuit à droite. Le soleil obscurci et les chevaux coupés par le cadre sont deux manières d’exprimer :
» j’effacerai le souvenir d’Amalek de dessous le ciel. » Exode 17,14
Cette prégnance de la chronologie montre que l’illustrateur conçoit ses registres comme un rouleau de papyrus segmenté en morceaux, qu’on empile ensuite sur la page.
Des hors-cadre contraints
1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 160r
Dans d’autres frontispices, une autre solution plus économe en place s’impose :
- le registre du haut s’étend sans solution de continuité dans la marge supérieure ;
- les « planchers » ne sont plus que de fines lignes qui règlent le dessin.
Ainsi les soldats qui reculent sur le toit où tombent dans la pièce en dessous ne constituent pas des débordements délibérés, mais des conséquences involontaires de la compacité de la formule.
Scènes de l’Exode (registre inférieur)
1027-32, Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 82r
De la même manière, les pieds ou les épées qui débordent légèrement de ce registre inférieur résultent du manque de place.
Cycle de Daniel (registres 3 à 5)
1027-32, Bible de Ripoll Vat.lat.5729, fol 227v
Cette page illustre les inconvénients de l’absence de délimitation horizontale : les bûcherons qui viennent couper l’arbre dans l’épisode du Rêve de Nabuchodonosor (registre 3) semblent malencontreusement s’empaler sur le candélabre du Festin de Balthazar (registre 5), à coté de la main surnaturelle :
« A ce moment apparurent des doigts de main humaine qui écrivaient, en face du candélabre, sur la chaux de la muraille du palais royal. » Daniel 5,5
L’artiste se sert de cet axe vertical pour séparer les deux registres en deux : à gauche la scène mystérieuse, à droite l’explication qu’en donne Daniel
- au registre 3, Nabuchodonosor au milieu du bétail : « on te donnera, comme aux boeufs, de l’herbe à manger »
- au registre 4, Darius, arrivant avec ses soldats pour assassiner Balthasar.
Les trois personnages un peu ridicules qui déboulent sur la gauche, dans la partie « mystère », sont les astrologues auxquels Balthasar a promis d’être revêtu de pourpre et de commander (d’où les habits brandis et le bâton), mais qui sont juste capable de faire les cornes à la main mystérieuse. Avec une magistrale économie de moyens, et par antithèse avec cette main diabolique, la main de Dieu, qui a permis à Daniel de déchiffrer tous ces mystères, le protège encore au dessus de la fosse au lion.
Ainsi, et c’est le grand avantage de ce format très compact, Daniel se trouve en quelque sorte factorisé au bas de ces trois épisodes où il joue le rôle central.
Pour être complet, signalons que Daniel est également représenté à droite du premier registre, distingué par un nimbe : Nabuchodonosor se prosterne à ses pieds, le récompense par des parfums et le nomme « chef suprême sur tous les sages de Babylone » (Daniel 2,48). L’illustrateur ne manque pas de se moquer de ces sages en les montrant enfumés par la fournaise ardente du deuxième registre, un épisode du chapitre suivant (Daniel 3,48-93). Un des petits plaisirs graphiques que permet le format compact.
De rares hors-cadre délibérés
Histoire de Samson (registre inférieur)
1027-32, Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 82v
Le lion (Juges 14), la mâchoire d’âne (Juges 15), l’écroulement de la maison des Philistins (Juges 16, 22-31), les portes de Gaza (Juges 16,1-3).
La montagne qui conclut le dernier épisode est bien mentionnée dans le texte :
Il saisit les battants de la porte de la ville et les deux poteaux, les arracha avec la barre, les mit sur ses épaules, et les porta sur le sommet de la montagne qui est en face d’Hébron. Juges 16,3
Cependant, pour respecter la stricte chronologie, l’épisode des portes aurait dû être placé avant celui de l’écroulement, où Samson trouve la mort. Ces deux infractions exceptionnelles à la charte graphique – l’interversion chronologique et le débordement dans la marge – sont à mon avis délibérées. Elles indiquent que cette fin de page ne doit pas être lue à la manière habituelle, mais de manière typologique, l’épisode des portes de Gaza étant considéré comme une des préfigurations bibliques de la Résurrection du Christ :
Samson emportant les portes de Gaza; Résurrection du Christ; Jonas rejeté par la baleine,
1300-25, Louvre (c) RMN photo Thierry Le Mage
Entrée à Jérusalem
1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729, fol 369r
La Bible de Ripoll est la seule bible romane qui contienne des illustrations du Nouveau Testament, sur cinq pages consécutives. Le cadre épais permet ici se caser un élément censé se situer au premier plan : une chèvre qui regarde passer le cortège. Ce débordement inhabituel a perturbé le peintre, qui s’est trompé en coloriant le début du cadre en bleu, puis a laissé un blanc avant de revenir à la couleur convenable, l’orange.
La Première Multiplication des Pains (premier registre)
La guérison à la piscine de Bethesda (quatrième registre)
1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729, fol 367v
Cette page inachevée utilise les empiètements de manière tout aussi délibérée :
- dans la première image, pour exprimer l’idée d’abondance, en opposant la multitude des convives et les corbeilles qu’on remplira de tout ce qu’ils n’auront pas mangé ;
- dans la seconde, pour exprimer la guérison surnaturelle du malade, en le montant d’abord barbu et alité, puis debout sur le bord et rajeuni, portant son barda sur ses épaules ; il est montré une troisième fois à droite, à l’intérieur de l’image, arrêté par les Pharisiens qui lui reprochent d’avoir été guéri un jour de Sabbat (Jean 5,1-18).
La Bible de Roda (1050-1100)
Un peu plus récente, cette autre Bible catalane se montre bien plus exigeante vis à vis des la séparation des registres, au point que les débordements y sont presque inexistants.
Cycle de Daniel
1050-1100, Bible de Roda, BNF Latin 6-3 fol 66r
Tout en reprenant le même principe du registre supérieur ouvert en haut, la page se stratifie en tranches étanches, au point que la Vision par Daniel de l’Ancien des jours se décompose, en bas, en deux registres. On retrouve dans les deux registres du haut le Festin de Balthasar, au dessus de Daniel échappant aux lions.
La scène de droite représente le retournement de situation qui s’ensuit :
« Sur l’ordre du roi, on amena ces hommes qui avaient dit du mal de Daniel, et on les jeta dans la fosse aux lions, eux, leurs femmes et leurs enfants. Ils n’avaient pas encore atteint le fond de la fosse, que les lions les saisirent et brisèrent tous leurs os. » Daniel 6,25
Sur l’ordre de Darius conseillé par Daniel, une femme, empoignée par un serviteur, transgresse fatalement la cloison.
Bataille de Beth-Zachaha (1Macc 6, 33), fol 145r La fin de Judas Machabée (1Macc 9, 7-22), fol 145v
1050-1100, Bible de Roda, BNF Latin 6-3
Ces deux pages recto-verso illustrent la porosité paradoxale entre deux formules qui semblent radicalement opposées.
Dans la page recto, le dessinateur a choisi la formule de l’image unique (avec un seul trait de sol en bas) pour représenter la bataille entre Antiochus Eupator et Judas Machabée. Le frère de celui-ci, Eléazar, se sacrifie vainement en se glissant sous l’éléphant équipé d’une tourelle, croyant à tort qu’il porte le roi Antiochus.
Dans la page verso, le dessinateur conserve cette formule ouverte pour la scène de la bataille où Judas Machabée trouve la mort. Il l’insère entre deux registres qui suivent la formule étanche, avec :
- un registre supérieur avec plancher, où le roi exhorte ses guerriers à la bataille ;
- un registre inférieur avec plancher et plafond, pour l’enterrement de Judas Machabée.
Histoire de Tobie (Tob 2 à Tob 12), fol 127r
1050-1100 Bible de Roda BNF Latin 6-3
Cette page illustre l’ingéniosité avec laquelle l’illustrateur adapte ces règles à des cas particuliers : ici, le fait que les trois registres commencent par une scène d’intérieur, qui les ferme à gauche, et se terminent à droite par une scène d’extérieur :
- en haut, pour la rencontre entre Tobie fils et l’archange Raphaël, elle est ouverte, selon la convention habituelle du registre supérieur ;
- au centre, il s’agit comme au folio 146v d’une formule ouverte, qui laisse à droite le fleuve s’écouler vers l’extérieur ;
- en bas, il s’agit d’un registre inférieur fermé, dont l’archange s’envole en débordant vers le haut.
Judith et Holopherne, fol 134v
1050-1100 Bible de Roda BNF Latin 6-3
Cette page complexe obéit à une troisième convention, que l’on pourrait baptiser « architecturale » : toutes les scènes de l’histoire sont hébergées dans les compartiments d’un bâtiment fictif, qui représente ici deux lieux bien distincts : la ville des Juifs en haut, le camp des Assyriens en bas.
C’est cette convention particulière qui explique les quatre débordements :
- en haut à gauche, Judith suivie de sa servante sort de la ville juive en passant devant la cloison ;
- à l’étage médian, les deux pénètrent de la même manière dans le palais d’Holopherne ;
- à l’étage inférieur, on notera à droite le détail du fourreau entourant la colonne, qui respecte scrupuleusement le texte :
Ayant dit ces paroles, elle s’approcha de la colonne qui était à la tête du lit d’Holoferne, détacha son épée qui y était suspendue et, l’ayant tirée du fourreau, elle saisit les cheveux d’Holoferne, en disant: » Seigneur Dieu, fortifiez-moi à cette heure! » Et de deux coups sur la nuque, elle lui trancha la tête. Judith 13,8-10
Enfin, en haut à droite, Judith et la servante rentrent dans la ville juive, toujours en passant devant la cloison.
C’est cette idée d’une architecture à étages, dans laquelle on peut descendre ou remonter (par la pente incurvée sur la droite) qui autorise l’infraction à la lecture, toujours de haut en bas, des pages à registres étanches.
Manuscrits français
Dans les manuscrits français romans, les enluminures sont, pour l’immense majorité, des initiales historiées. Les pleines-pages encadrées sont très rares, et celles présentant des débordements encore plus.
La Vie de Saint Omer (1050-70)
Ce manuscrit constitue une transition entre l’art ottonien et l’art roman proprement dit : les débordements devant un cadre imitant la pierre illustrent bien les libertés de cet art nouveau, qui se superpose aux rigidités antérieures.
Ce document est particulièrement intéressant par la charte graphique rigoureuse à laquelle obéissent ses seize grandes miniatures (plus deux inachevées).
Eustase accepte l’entrée en religion d’Omer et de son père, fol 4r Saint Omer interdit à son serviteur d’errer en ville, fol 10r
1050-75, Vie de Saint Omer, Bibliothèque numérique d’agglomération de Saint-Omer, MS 698
Dans ces deux miniatures, le débordement latéral a valeur hiérarchique.
Les images n’étant pas équidistantes dans le manuscrit, elles tombent aléatoirement sur un recto ou un verso. La position du supérieur hiérarchique, tantôt à gauche et tantôt à droite de l’image, n’est donc pas liée au caractère recto ou verso de la page, mais uniquement à un principe d’alternance, afin de créer de la variété dans des situations assez répétitives.
Le seigneur Adroald donne la terre de Sithiu à l’évêque Omer, fol 15v Omer accueille les savants moines de Luxeuil, Bertin, Mommelin et Ebertram, venus le rejoindre, fol 17v
Ces deux miniatures consécutives constituent la seule exception à cette alternance : l’artiste a sans doute voulu souligner la similitude de la situation : accroissement des terres et des effectifs de l’Evéché.
Dans la première miniature, l’égalité hiérarchique entre le seigneur et l’évêque est marquée par leur commun débordement latéral.
Saint Omer faisant planter une croix à Journy, fol 13v
1050-75, Vie de Saint Omer, Bibliothèque numérique d’agglomération de Saint-Omer, MS 698
Cette composition satisfait deux contraintes :
- planter la croix au centre de l’image, à la même hauteur que la crosse du Saint ;
- planter entre les deux l’arbre vivant qui a fourni leur bois.
On obtient ainsi un heureux crescendo jusqu’à la figure du Saint.
Saint Omer plante sa crosse et fait jaillir de l’eau, fol 21r Le baptême de l’enfant aveugle d’Alvringhem, fol 23r
1050-75, Vie de Saint Omer, Bibliothèque numérique d’agglomération de Saint-Omer, MS 698
La première image place cette fois la crosse au centre, entre la main de Dieu et l’eau qui surgit miraculeusement. Devant un cadre de type architecture, le débordement a surtout une valeur spatiale. Mais il garde aussi sa signification hiérarchique en plaçant en pendant les deux pères, l’Evêque et celui qui amène son enfant pour le faire baptiser.
La miniature suivante inverse les positions, par la règle d’alternance. Les deux « pères » restent en débordement.
Saint Omer, aveugle et mourant, prie une dernière fois devant l’autel, fol 25v L’abbé Bertin accompagne le cercueil d’Omer, fol 28r
1050-75, Vie de Saint Omer, Bibliothèque numérique d’agglomération de Saint-Omer, MS 698
Dans la première image, le débordement du saint conserve cette double signification, hiérarchique et spatiale : ce pourquoi l’escalier, purement spatial, ne déborde qu’à droite.
Dans la seconde image, le saint évêque, même mort, garde la préséance sur le saint abbé.
Un honnête homme prête douze deniers à un fourbe, fol 31r Le fourbe meurt foudroyé sous les yeux de son créditeur, fol 31v
1050-75, Vie de Saint Omer, Bibliothèque numérique d’agglomération de Saint-Omer, MS 698
Ces deux images recto-verso montrent les deux temps d’une histoire sans rapport hiérarchique : d’où l’absence de débordements. Les positions du fourbe et de l’honnête homme s’inversent, conformément au principe d’alternance.
Deux hommes entraînent un clerc enchaîné, fol 34r Le clerc est délivré par saint Omer, fol 34v
1050-75, Vie de Saint Omer, Bibliothèque numérique d’agglomération de Saint-Omer, MS 698
Ces deux images recto-verso montrent elles-aussi les deux temps d’une histoire :
- dans la scène de la capture, les débordements des gardes accompagnent le rapport de domination ;
- dans la dernière scène, le clerc libéré repasse au premier plan, offrant ses chaînes au cercueil du saint.
La Bible d’Etienne Harding (1109-11)
Cycle de David, fol 13
1109-11, Bible d’Etienne Harding (abbaye de Cîteaux), Dijon BM 0014, IRHT
Les précédents catalans rendent moins extraordinaire une page de cette Bible, qui anticipe de huit siècles nos BD.
La page compte de nombreux débordements verticaux classiques (pointe des lances et des épées, pieds), que l’on peut mettre sur le compte de la compacité. D’autres débordements ont un objectif expressif, pour illustrer :
- le gigantisme de Goliath ;
- l’humilité d’Abigail, prosternée devant le cheval de David ;
- l’arbre auquel Absalon se trouve pendu par les cheveux.
L’artiste répugne en revanche aux débordements horizontaux, qui cassent la succession chronologique des cases.
Il n’en pratique que pour la deuxième case :
- à droite, il est imposé par le gigantisme de Goliath ;
- à gauche, il est plus étonnant, puisque la queue du lion crée une continuité entre deux épisodes n’ayant rien à voir ; elle ne traduit pas non plus à un mouvement de recul de l’animal.
La justification est symbolique : l’illustrateur a voulu établir un parallèle, de part et d’autre de la case où le roi Samuel oint le jeune berger sur le commandement de Dieu, entre les deux ennemis démesurés qui démontrent son exceptionnelle valeur, avant comme après l’onction.
Le festin d’Holopherne, fol 148
Le manuscrit ne comporte par d’autres pleines pages illustrées, mais un autre débordement latéral, bien fait pour éveiller l’attention :
« Le coeur d’Holoferne fut agité, parce qu’il brûlait de désir pour elle. Holoferne lui dit: » Bois donc et mange avec joie, car tu as trouvé grâce devant moi. » Judith répondit: » Je boirai, seigneur, car mon âme est plus honorée en ce jour qu’elle ne l’a été tous les jours de ma vie. » Et prenant ce que sa servante lui avait préparé, elle mangea et but devant lui. Holoferne fut transporté de joie à cause d’elle, et il but du vin à l’excès, plus qu’il n’en avait jamais bu dans sa vie. » Judith 12,16-20
Le cadrage sert à mettre en dehors du domaine d’Holopherne, où règne le vin en excès, celui de Judith, à savoir la boisson que lui a préparée sa servante (le texte ne précise pas ce dont il s’agit) et, au delà, sa ville de Béthulie accablée par la soif.
Le festin, qui devait être le préliminaire à la perte de la virginité de Judith, se révèle ainsi être le préliminaire à la mort de son ennemi.
La Bible de Souvigny (1160-1200)
1160-1200, Bible de Souvigny, Moulins BM MS 1 fol 93r
S’agissant d’un registre inférieur, l’illustrateur n’a pas osé faire déborder Goliath lui-même, seulement le haut de sa lance : sa pointe reste, quant à elle, bloquée à l’intérieur du cadre. A l’inverse, la fronde de David joue librement à l’extérieur : le hors-cadre sert graphiquement à donner de la visibilité à ce petit objet, et symboliquement à suggérer, par cette échappée en dehors de la réalité de l’image, une forme d’intervention divine.
Le Sacramentaire de Limoges (1100-25)
Les graduels comme les sacramentaires ont la particularité de présenter des images sur deux registres, presque toujours strictement cloisonnés.
975-1000, Graduel de l’abbaye de Prüm, BNF Latin 9448 Fol 26v 1100-25, Sacramentaire de Limoges, BNF Latin 9438 fol 24r
Ici, le Baptême du Christ est mis en relation avec les Noces de Cana, où le Christ change l’eau en vin. Le fleuve Jourdain est représenté à l’antique, avec ses deux sources figurées par des amphores tenues par des personnages demi-nus.
Cette page est la seule du Sacramentaire de Limoges où l’artiste a pratiqué des débordements :
- la colombe, tombant du ciel en piqué, vient sanctifier l’eau de l’amphore de Saint Jean Baptiste ;
- les amphores du Jourdain sont posées à cheval sur le bord interne, pour expliciter le parallèle avec les jarres du registre inférieur.
Bibles italiennes
Bible de Matilda
Le Christ chassant les marchands du Temple, fol. 84r
1075-99, Bible de Matilda (San Benedetto Po), Morgan MS M.492
Dans ce manuscrit, aucune image n’est encadrée : ceci n’est donc pas un cadre, mais la représentation stylisée du Temple : le Christ tenant son fouet y pénètre par la porte en haut à gauche et les marchands s’en échappent derrière la colonne de droite, selon les trois registres de l’image :
- en haut trois marchants et un oiseau, débordant beaucoup ;
- au centre trois marchands et un boeuf, débordant moins ;
- en bas trois marchands, avec oiseau et boeuf, ne débordant pas.
De manière très logique, l’intensité du débordement dépend donc de la distance au Christ : ceux qui sont situés le premier sortent en premier.
L’hybride sous la paroi de gauche et l’atlante sous celle de droite soulignent leur différence de nature, et servent probablement à justifier aux yeux du lecteur ce débordement inhabituel :
- à gauche la frise étroite, prolongée par celle de la voûte, est un mur infranchissable (sauf par la porte) ;
- à droite la frise large, décorée de feuilles d’acanthes, portée par l’atlante et portant un chapiteau, est une véritable colonne, derrière laquelle on peut passer.
Bible du Panthéon
Ascension d’Elie
Vers 1125, Bible du Panthéon, Vat Lat 12958 fol 108v
Cette initiale F représente une scène continue : Elie sur un char est emporté vers Dieu, en laissant son manteau à son fils Elisée (2 Rois 2,1 -14). L’artiste l’a scindée en trois pour une raison non pas narrative, mais symbolique :
- le fond bleu du bas, semé de fleurs, représente le domaine terrestre ;
- le fond bleu du centre, semé d’étoiles rouges, représente le ciel ordinaire ;
- le fond bleu du haut, semé d’étoiles blanches à l’intérieur de la mandorle, représente le Ciel de Dieu.
Placer le manteau à cheval entre deux registres est aussi une allusion à son pouvoir surnaturel, séparer en deux les eaux du Jourdain, ce que fait d’abord Elie, puis Elisée. D’où la conclusion de l’épisode :
L’esprit d’Élie repose maintenant sur Élisée !
Judith et Holopherne
Vers 1125, Bible du Panthéon, Vat Lat 12958 fol 268r
Tandis que le fourreau de l’épée reste accroché à la colonne, sa lame sort de l’image, tranchant à la fois le cadre et le texte. Comme dans le David de la Bible de Souvigny, il s’agit de mettre en valeur un objet-clé, tout en suggérant qu’il n’est pas uniquement manié depuis l’intérieur de l’image : en faisant lever l’épée à Judith alors que le cou d’Holopherne est déjà tranché, l’illustrateur suggère que la main de Dieu a frappé avant-même celle de l’héroïne.
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Références : [34] Janet Teresa Marquardt, « Illustrations of troper texts : the painted miniatures in the pruem troper-gradual, Paris, Bibliothèque nationale, fonds latin MS. 9448 », PhD 1986, p 152 [35] Joshua O’Driscoll, « Image and Inscription in the Painterly Manuscripts From Ottonian Cologne » PhD 2015 http://nrs.harvard.edu/urn-3:HUL.InstRepos:17467286 [36] Andreina Contessa, « Noah’s ark and the ark of the covenant » dans « Between Judaism and Christianity: Art Historical Essays in Honor of Elisheva (Elisabeth) Revel-Neher » p 179 https://books.google.fr/books?id=0G81JZir5JcC&pg=PA179