2 Débordements préromans et romans : dans les Beatus

Publié le 22 septembre 2024 par Albrecht

Ces commentaires de l’Apocalypse doivent leur nom à leur auteur, le moine espagnol Beatus de Liébana. On en connaît en tout et pour tout vingt six s’étalant entre le 9ème et le début du 13ème siècles, dûment répertoriés, photographiés et classés en familles par les spécialistes.


Classification de P.Klein (basée sur les illustrations) [18]

Dans cette iconographie très codifiée, les hors-cadre sont rares : ils sont essentiellement concentrés dans un des manuscrits les plus tardifs, le Beatus de San Andrés de Arroyo, à la limite entre le roman et le gothique (en vert clair) ; mais on en trouve également quelques prémisses dans trois Beatus antérieurs (en vert).

Pour qualifier ces débordements, nous ferons des comparaisons avec leurs voisins les plus proches (en bleu).

Article précédent : 1 Débordements : avant le Xème siècle


Les ambiguïtés du hors-cadre dans les Beatus

Dans la page de l’Arche de Noé

975, Beatus de Gérone, folio 52v,53r 975, Beatus de la Seu d’Urgell, Ms 26 fol 82v

La plupart des Beatus représentent uniquement l’arche et ses étages vus en éclaté, avec un toit troué en haut pour laisser passer la colombe. Le Beatus d’Urgell présente en bas un registre supplémentaire, la mer et le mont Ararat sur laquelle l’arche va bientôt se poser.

Le hors-cadre sert à mettre en évidence les trois éléments narratifs :

  • le corbeau envoyé par Noé, posé sur le bras d’un cadavre qui flotte ;
  • l’olivier qui commence à émerger ;
  • la colombe qui en ramène un rameau à Noé.

Deux autres Beatus seulement montrent des noyés, mais pas la mer :

975, Beatus de la Seu d’Urgell, Ms 26 fol 82v, 1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 15v

Le Beatus d’Urgell identifie la marge inférieure à la mer : on y voit un seul noyé; picoré par le corbeau, tandis que la colombe rentre en haut par une brisure ad hoc dans le cadre.

Dans le Beatus de Manchester, plus tardif, l’artiste a tout rationalisé : les compartiments sont encyclopédiques, l’ouverture du haut se justifie par un toit à bascule, la colombe est représentée une seconde fois posée sur l’olivier, le corbeau est posé sur un des trois noyés qui flottent.


Cette comparaison illustre les ambiguïtés de la notion de hors-cadre dans les Beatus : dans un même manuscrit, certaines pages proposent des images délimitées par un cadre tandis que d’autres comportent uniquement des figures flottantes, sans repère spatial, où le blanc est un espace virtuel signifiant ce que l’on veut : ciel, terre ou mer.


Ainsi, pour la page de l’Arche :

  • le Beatus de Gérone suit la formule du fond abstrait et traite la mer comme une extension de l’arche, une sorte de sous-sol qui lui est annexé ;
  • le Beatus de Manchester fait de même, en posant l’arbre et les noyés en dehors de l’arche, dans cet espace virtuel : il ne s’agit pas véritablement d’une traversée du cadre, puisque celui-ci est absent ;
  • le Beatus d’Urgell choisit au contraire la formule encadrée, mais laisse passer la colombe par pure nécessité pratique, sans se frotter réellement aux audaces du débordement.

Dans un Beatus mozarabe

962, Morgan Ms 644, fol 87r 980-1000, Beatus de San Millan de la Cogolla, Académie de Madrid, Cod.Emil.33 fol 92r

Adoration de l’Agneau (Apo 5,8-14)

« Quand il eut reçu le livre, les quatre animaux et les vingt-quatre vieillards se prosternèrent devant l’Agneau, tenant chacun une harpe et des coupes d’or pleines de parfums, qui sont les prières des saints ».

La composition canonique fait alterner, dans le sphère du ciel soulevée par quatre anges, les quatre animaux et quatre couples de vieillards tenant la cithare et la coupe, plus quatre autres agenouillés sous les Animaux (soit douze viellards au total).

Le Beatus de San Millan de la Cogolla remplace les anges externes par les vieillards, qui sont désormais vingt quatre mais perdent leurs attributs : on voit donc que cette nouvelle disposition n’est pas motivée par la fidélité au texte, mais par l’envie d’explorer les possibilités de la zone externe. Tandis que les dix vieillards du bas sont debout dans le vide – selon la convention de l’espace virtuel – les quatorze du haut sont couchés sur la sphère, qui conserve ainsi une qualité d’imperméabilité, bien différente du cadre ornemental que nous avons vu dans les images précédentes.

Cette page fonctionne donc à la manière de celle de l’Arche, où c’est un objet physique, et non un cadre abstrait, qui divise l’image entre intérieur et extérieur.

1000, Beatus de l’Escorial, fol 153r 980-1000, Beatus de San Millan de la Cogola, Academie Madrid Cod.Emil.33 fol 213v

Satan enchaîné (Apo 20,1-3)

« Et je vis descendre du ciel un ange qui tenait dans sa main la clef de l’abîme et une grande chaîne; il saisit le dragon, le serpent ancien, qui est le diable et Satan, et il l’enchaîna pour mille ans. Et il le jeta dans l’abîme, qu’il ferma à clef et scella sur lui. »

Ces deux images se limitent à montrer l’ange et Satan (d’autres Beatus distinguent Satan mis sous clé et le serpent tenu en laisse par la chaîne). Le Beatus de l’Escorial suit la formule encadrée, tandis que celui de de San Millan de la Cogola suit la formule du fond abstrait : de ce fait, on ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un hors-cadre, puisque la boîte grillagée représentant les enfers est, tout comme l’arche dans l’exemple précédent, un objet de la scène, et non un cadre. A noter le détail créatif de la tête de Satan prise en tenaille par une louve.

Un hors-cadre isolé


1086, Beatus d’Osma, fol 155V

« Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera relâché de sa prison, et il en sortira pour séduire les nations qui sont aux quatre extrémités de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour le combat : leur nombre est comme le sable de la mer. Elles montèrent sur la surface de la terre, et elles cernèrent le camp des saints et la ville bien-aimée » Apo 20,7-8

L’enlumineur du Beatus d’Osma, Martinus, ne pratique jamais le hors-cadre, sauf dans cette image très particulière : on voit en haut la ville des Saints, puis Gog et Magog qui en tirent deux par les cheveux, et tout en bas le « diable déchaîné (satanus solutus) ». Cet empiètement très discret sert donc à signifier l’entrée en scène du diable. Le cadre a ici une valeur proprement théâtrale, délimitant l’espace des acteurs et celui du lecteur. Tandis que Magog se contente de passer la tête devant un des montants, Satan monte sur les planches depuis le parterre, dans un de ces effets d’irruption dont tout bon metteur en scène sait qu’il ne faut pas abuser.

La bête des abysses, Commentaire 6, 1086, Beatus d’Osma, fol 117

Voici la seule autre image que Martinus n’a pas inclus intégralement dans un cadre : le rectangle bleu représente les Abysses, et le débordement figure l’émersion de la Bête, queue et langue dardées vers le haut, plus impressionnante pour le lecteur que si elle se heurtait au plafond d’un cadre fictif.

Le siège de Jérusalem

Fol 240v Fol 241r

Siège de Jérusalem et lamentations de Jérémie, 962, Morgan Ms 644

Certains Beatus comportent un bifolium illustrant ce passage de Jérémie (39,1-6) : ici la page de gauche montre les assiégés et le bas de la page de droite les assaillants. Selon le principe de l’espace virtuel, le haut de cette page présente, sans transition, le résultat après deux ans de siège : « le roi de Babylone fit égorger à Ribla les fils de Sédécias sous ses, yeux; le roi de Babylone fit aussi égorger tous les grands de Juda ».

1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 206v-207r

Deux siècles plus tard, ce Beatus tardif conserve le même principe (en inversant les pages). La page hétérogène propose désormais un cadre à trois registres, où rien ne distingue les deux registres du présent (les assaillants) et le registre du futur, qui en outre se trouve coincé au beau milieu de la lecture. Faisant confiance à la tradition de ce bifolium et à la compétence du lecteur, l’artiste n’a pas utilisé le cadre pour organiser rationnellement la page, mais pour sa capacité purement graphique de donner du mouvement à ce qui en dépasse : les assaillants entrant par la gauche, les flèches sortant par la droite, le corps supplicié éjecté par en bas.

Le premier songe de Nabuchodonosor

fol 243v fol 244v

962, Morgan Ms 644

Ce bifolium illustre chronologiquement les événements décrits dans Daniel 2,1-34 :

  • 1) Nabuchodonosor dort ;
  • 2) le début de son rêve : une pierre se détache de la montagne et fracasse la statue géante ;
  • 3) la fin du rêve : la pierre détachée se transforme en une immense montagne ;
  • 4) Daniel explique le rêve à Nabuchodonosor

1220, Beatus de Las Huelgas, Morgan MS M.429, fol. 151r

Grâce au cadre et au hors-cadre, l’illustrateur a réussi à condenser en une seule image ces quatre moments :

  • l’édifice renferme à la fois Nabuchonosor rêvant et ce qu’il voit au début de son rêve, la statue ;
  • le hors-cadre montre les résultats du rêve : à gauche la pierre détachée et la statue brisée, à droite la montagne ;
  • dans le registre supérieur, Daniel comparaît devant Nabuchodonosor.

Le repentir du bas est particulièrement intéressant : l’illustrateur avait initialement placé la pierre détachée et les débris de la statue aux pieds de celle-ci, la montagne à droite étant celle dont la pierre s’est détachée. A cette organisation mécaniste, il a préféré une organisation symbolique, où le hors champ présente, en pendant, les deux issues du rêve : la pierre tombée, puis la pierre transformée en montagne.


La vision de l’Ancient des jours avec les quatre bêtes (Daniel 7,2-10)
1220, Beatus de Las Huelgas, MS M.429 fol. 163r

Le manuscrit comporte un autre repentir significatif : au départ, l’illustrateur avait disposé les bêtes dans l’ordre du texte : l’ourse (numéro 2) et la bête à dix cornes (numéro 4) dans un quatrième registre coincé en bas de la page, les deux registres du haut hébergeant les quatre Vents.

Il a fait ici le démarche inverse, cassant cette organisation très logique pour une raison purement esthétique : le registre inférieur étant trop étroit, il l’a effacé (en oubliant de fermer le cadre), et a ensuite expulsé deux des vents pour laisser la place aux deux bêtes. On voit ici que le hors-champ n’a pas toujours une valeur symbolique recherchée.

1220, Beatus de Las Huelgas, MS M.429 fol. 35v 1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 Fol 49v

La Vision des quatre bêtes et le Rêve de la statue

Les Beatus comportent une autre page qui regroupe ces deux passages de Daniel en une image synoptique :

  • en haut, dans un cadre, les quatre Bêtes dans le bon ordre ;
  • en dessous, en hors cadre, la statue, la pierre détachée, et la montagne.

L’illustrateur du Beatus de Las Huelgas a tenté assez maladroitement de créer une continuité graphique entre les deux scènes, en alignant la statue et la montagne sur la droite des deux colonnes, et en prolongeant un bout de cadre sur le bord.

L’illustrateur du Beatus de Manchester a évité cette continuité sans signification en supprimant les colonnes, et en séparant clairement les deux images.

Dans les deux cas, la notion de hors-cadre n’a pas de sens : le cadre sert simplement à regrouper les quatre Bêtes en un tout, au lieu de les laisser flotter séparément.


Le hors-cadre dans le Beatus de l’Escorial

Ce manuscrit, au dessin très stylisé, se caractérise par des cadres épais présentant de nombreux débordements, en grand majorité pour les ailes des anges. Je me limite ici à ceux qui sont véritablement significatifs.

Un exemple de débordement angélique

La quatrième coupe (Apo 16,8-9)
1000, Beatus de l’Escorial, fol 128v

Cette image typique des représentations angéliques dans ce manuscrit montre que le cadre y est à comprendre comme un trou dans la page : l’ange plane en avant pour déverser sa coupe à l’intérieur.


Un hors-cadre pédagogique


Les locustes (Apo 9,7-12), 1000, Beatus de l’Escorial, fol 96v

« Elles ont des queues semblables à des scorpions, et des aiguillons, et c’est dans leurs queues qu’est le pouvoir de faire du mal aux hommes durant cinq mois. « 

Ce hors-cadre améliore la lisibilité de l’image en évitant de confondre Saint Jean, à cheval sur le coin supérieur gauche du cadre, avec les victimes des locustes, à l’intérieur de l’image.

Des hors-cadre d’expression

Ces hors-cadre ne sont pas narratifs, en ce sens qu’ils n’ajoutent rien à la sémantique de l’image. Mais ils en améliorent l’expressivité, un peu comme les indications de nuance adjointes à une partition.

L’adoration de la Bête de la Mer et du dragon, (Apo 9,7-12), 1000, Beatus de l’Escorial,  fol 108v

« Le dragon lui donna sa puissance, son trône et une grande autorité. Une de ses têtes paraissait blessée à mort; mais sa plaie mortelle fût guérie… et l’on adora le dragon, parce qu’il avait donné l’autorité à la bête, et l’on adora la bête… »

L’artiste a traduit avec précision ce passage difficile, en représentant le dragon sous la forme d’un serpent qui nourrit une des sept têtes de la bête, manière à la fois de la guérir et de lui « donner l’autorité ». Le débordement du serpent, à la fois dans l’épaisseur et en dehors du cadre, lui confère une notion de supériorité par rapport à la Bête.


Le trône de Dieu et la cour céleste (Apo 4,2)
1000, Beatus de l’Escorial, fol 57v

« Après cela, je vis, et voici qu’une porte était ouverte dans le ciel, et la première voix que j’avais entendue, comme le son d’une trompette qui me parlait, dit « Monte ici, et je te montrerai ce qui doit arriver dans la suite. Aussitôt je fus ravi en esprit; et voici qu’un trône était dressé dans le ciel, et sur ce trône quelqu’un était assis. »

A la différences des Apocalypses anglo-saxonnes qui montrent Saint Jean dans le ciel, debout devant une porte (voir 3-4-2 La vision de Patmos dans les Apocalypses anglo-normandes), les illustrateurs des Beatus insistent sur le fait qu’il reste physiquement sur la terre : « je fus ravi en esprit » est traduit par le procédé ingénieux de l’aigle, délégué dans le ciel au bout d’une longue chaîne. La mer qui déborde sur le coin inférieur droit situe la scène géographiquement, sur l’île de Patmos.

La deuxième trompette (Apo 4,2)
1000, Beatus de l’Escorial, fol 93v

« Et le deuxième ange sonna de la trompette, et une sorte de grande montagne tout en feu fût jetée dans la mer; et le tiers de la mer devint du sang »

Le débordements en rouge sur le bord droit soulignent les deux catastrophes déclenchées par la trompette : en haut la montagne en feu, en bas le tiers de la mer changé en sang.

Le Verbe de Dieu à la tête des armées célestes (Apo 19,11-16)
1000, Beatus de l’Escorial, fol 144r

« Puis je vis le ciel ouvert, et il parut un cheval blanc; celui qui le montait s’appelle Fidèle et Véritable… il était revêtu d’un vêtement teint de sang: son nom est le Verbe de Dieu. Les armées du ciel le suivaient sur des chevaux blancs, vétues de fin lin, blanc et pur. De sa bouche sortait un glaive à deux tranchants, pour en frapper les nations. »

L’image est conçue pour être lue de bas à haut : le débordement des pattes donne alors l’impression que les cinq chevaux du bas suivent le cheval du haut.

Des hors cadres savants

1000, Beatus de l’Escorial, fol 133r 940-950, Beatus Vitr. 14-1, Madrid, Biblioteca Nacional, Vitr. 14-1 fol 137v

La Grande Prostituée trinquant avec les Rois de la Terre (Apo 17,1-3)

« Viens, je te montrerai le logement de la grande prostituée qui est assise sur les grandes eaux, avec laquelle les rois de la terre se sont souillés, et qui a enivré les habitants de la terre du vin de son impudicité. « 

On pourrait trouver anodin le débordement vers la droite du tapis bleu : il s’agit en fait d’une représentation très abstraite des « grandes eaux« , que l’illustrateur du Beatus du 10ème siècle avait rendues de manière plus explicite.

1000, Beatus de l’Escorial, fol 120r Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366 fol 117v

Moisson et vendange eschatologiques (Apo 14,14-20)

« La cuve fut foulée hors de la ville, et il en sortit du sang jusqu’à la hauteur du mors des chevaux, sur un espace de mille six cents stades ».

Ce cas est un autre exemple de débordement savant, qui n’a été repris que dans un seul autre Beatus : le cheval en hors-cadre illustre « hors de la ville », le pressoir se trouvant juste sur la frontière.

Les septs coupes et le sanctuaire (Apo 15,5-8)
1000, Beatus de l’Escorial, fol 123r

« Après cela, je vis s’ouvrir dans le ciel le sanctuaire du tabernacle du témoignage. Et les sept anges qui ont en main les sept plaies sortirent du sanctuaire; ils étaient vêtus d’un lin pur et éclatant, et portaient des ceintures d’or autour de la poitrine. Alors l’un des quatre animaux donna aux sept anges sept coupes d’or, pleines de la colère de Dieu qui vit aux siècles des siècles. »

L’artiste a voulu représenter le moment précis où « l’un des quatre animaux » (ici l’Aigle) donne la coupe au dernier des sept anges, qui va ensuite rejoindre sa place réservée en pointillés bleu, en bas de l’image. Le hors-cadre du haut signifie donc « en dehors du sanctuaire », tandis que le masquage des colonnes latérales par l’ange de tête et l’ange de queue (du moins par sa silhouette virtuelle) signifie plus précisément que, tels des parachistes, ils se regroupent en file devant le sanctuaire, avant de s’envoler pour répandre les fléaux par le monde.


Le hors-cadre dans le Beatus de Saint Sever

Seul Beatus français, ce manuscrit à l’iconographie très originale se refuse aux débordements, sauf dans deux pages où ils sont tigourseusement justifiés par la fidélité au texte.

Généalogie du Christ, dessinateur Garsia, vers 1050, Beatus de St Sever BNF Latin 8878, fol 11v-12r

Ce bifolium est le dernier de la Généalogie du Christ selon Saint Matthieu. Les générations successives sont représentées par les cercles suspendus à la barre du haut. Sur la page de droite, le cercle concernant Joseph s’agrandit pour rappeler en résumé cette généalogie, de Salomon à Joseph. Le rectangle contient quant à lui un résumé de la vie du Christ. L’Adoration des Rois Mages n’y est pas évoquée directement : l’image a été choisie pour justifier l’ascendance royale de l’Enfant par l’hommage des trois Rois, dont l’arrivée, en hors-cadre et en position d’humilité (à main gauche du suzerain) traduit ce rapport de vassalité.

« Où est le roi des Juifs qui vient de naître? Car nous avons vu son étoile à l’orient et nous sommes venus l’adorer. «  Matthieu 2,2

L’ange vêtu de nuées (Apo 10), dessinateur Garsia, vers 1050, Beatus de St Sever BNF Latin 8878 , fol 150v

D’après le texte, cet ange avait le pied droit sur la mer et le pied gauche sur la terre. Le choix de faire couler la mer verticalement, dans un épaississement du cadre, témoigne de cette réticence au débordement qui régit tout le manuscrit.


Le hors-cadre dans le Beatus de San Millan de la Cogolla

Ce Beatus a été illustré en deux campagnes distantes :

  • une au 10ème siècle dans le style mozarabe (dont nous avons vu un exemple plus haut) ;
  • une au début du 12ème siècle, dans le style roman.

Cette seconde campagne a très certainement été réalisée au scriptorium de San Millan de la Cogolla (voir [18], vol 3 p 25), là même ou avait été produit une centaine d’années auparavant le seul Beatus mozarabe présentant des débordements, celui de l’Escorial. On peut donc estimer que cette résurgence est liée à une tradition graphique perdurant dans cet atelier.

L’incendie de Babylone

Fol 202v Fol 203r

962, Morgan Ms 644

Classiquement, cette scène est traitée en bifolium, avec d’un côté l’ange annonciateur qui surplombe Babylone en flammes, de l’autre les rois et le marchands qui pleurent sur le sort de leur ville.

Fol 204v Fol 205r

1100-20, Beatus de San Millan de la Cogolla, Académie de Madrid, Cod.Emil.33

Le Beatus de San Millan se conforme à cette organisation, mais dans l’esthétique des images encadrées : de ce fait les deux scènes perdent la continuité que leur donnait le fond virtuel, d’autant plus que l’artiste n’a pas eu la place de reproduire le même cadre épais pour la page des pleurants. La main qui déborde à gauche, tout comme les pieds de l’ange qui débordent sur le cadre, sont une tentative peu convaincante de créer une unité purement graphique entre les deux registres supérieurs

Saint Jean aux pieds de l’Ange (Apo 19,1-10)

962, Morgan Ms 644, fol 207r 100-20, Beatus de San Millan de la Cogolla, Académie de Madrid, Cod.Emil.33 fol 209r

Cette composition en trois registres montre en bas Saint Saint Jean tombant aux pieds de l’Ange, au centre les vingt quatre vieillards et en haut Dieu le Père entouré par le Tétramorphe. Aux empiètements habituels des êtres ailés s’ajoutent des débordements moins importants, limités à l’épaisseur du cadre : celui de la mandorle, celui des vieillards latéraux et celui des pieds de Saint Jean. Ainsi l’artiste expérimente ce nouveau procédé pour tous les habitants de la page.


Présentation des Deux témoins

962, Morgan Ms 644, fol 149r 1100-20, Beatus de San Millan de la Cogolla, Académie de Madrid, Cod.Emil.33 fol 154r

Les deux témoins (Apo 11,3-6)

Ceux-ci sont les deux oliviers et les deux candélabres qui sont dressés en présence du Seigneur de la terre. Si quelqu’un veut leur nuire, un feu sort de leur bouche qui dévore leurs ennemis : c’est ainsi que doit périr quiconque voudra leur nuire. Ils ont la puissance de fermer le ciel pour empêcher la pluie de tomber durant les jours de leur prédication; et ils ont pouvoir sur les eaux pour les changer en sang, et pour frapper la terre de toutes sortes de plaies, autant de fois qu’ils le voudront.

Tandis que l’illustrateur du Morgan MS 644 s’en tient à une illustration symétrique et littérale (les deux oliviers, les deux candélabres, le feu sort de leur bouche), celui du Beatus de San Millan a préféré sacrifier la symétrie pour introduire, en hors cadre, les deux sujets du pouvoir des témoins : à gauche les ennemis, à droite le ciel (les étoiles) et les eaux (le nuages).

Comme le montrent les deux auréoles, Elie sort devant le cadre pour repousser les ennemis, tandis qu’Hénoch reste derrière, pour « fermer le ciel » comme un rideau : le retrait peu esthétique du bord droit a pour but de mettre en évidence ce geste de glissement des deux doigts, même s’il a pour effet indésirable de laisser le second candélabre pendre à l’extérieur de l’image.

L’Ascension des Deux témoins

962, Morgan Ms 644, fol 154v 1100-20, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 139v

L’Ascension des Deux témoins suivie du tremblement de terre (Apo 11,11-13 )

Magius, l’illustrateur du Morgan Ms 644, a introduit l’usage des registres colorés horizontaux, particulièrement pertinents pour la composition canonique de l’Ascension, qui perdurera pendant deux siècles :

  • dans le registre supérieur, Dieu le Père dans le Ciel ;
  • à cheval entre les registres 1 et 2, les deux témoins en ascension, à l’intérieur d’un nuage ;
  • deux registres contenant les ennemis des témoins, ceux qui les regardent avec terreur et ceux qui rendent grâce à Dieu (tous sont pour cela sauvés, comme l’indique leur auréole) ;
  • en bas, un registre contenant ceux qui, n’ayant pas rendu grâce, périssent dans le grand chambardement du tremblement de terre.

1100-20, Beatus de San Millan de la Cogolla, Académie de Madrid, Cod.Emil.33 fol 156r

L’illustrateur de San Millan de la Cogolla invente quant à lui une composition très originale, mais qui n’aura aucune postérité de par son contresens graphique : les deux témoins, dans leur bulle, se trouvent à la même hauteur que les victimes du tremblement de terre. De plus, les deux sauvés, qui ont vu et qui rendent grâce (isti timuerunt et dederunt claritatem deo celi) se retouvent en position péjorative, à cheval sur le bord inférieur, donnant l’impression fâcheuse qu’ils précèdent les réprouvés dans une chute en diagonale.


Les hors-cadre du Beatus navarrais

La Grande Prostituée
Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366 fol 30v

La Grande prostituée brandit ses attributs, la coupe de sang et le miroir. Le texte en haut à gauche (ubi mulier sedet meretrix super aquas multas) nous renseigne sur ces étranges « queues » qui passent sous le cadre : il s’agit de trois sources alimentant le réservoir d’eau sur lequel elle trône.

A noter que le Beatus de Navarre est le seul qui présente cette réification du cadre.


L’Ange de l’Orient (Apo 7,1-3)
Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366 fol 75v

« Et je vis un autre ange qui montait du côté où le soleil se lève, tenant le sceau du Dieu vivant« 

Le hors-cadre et en évidence le sceptre crucifère, qui illustre le « sceau du Dieu vivant ».


Le septième ange (Apo 16,17-21), fol 127r L’ange et la meule (Apo 18,21-24), fol 137r

Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366

Ces pages mettent en évidence la trouvaille du manuscrit : tandis que les anges du Beatus de l’Escorial masquaient le cadre de leurs deux ailes, ceux du Beatus de Navarre passent l’une devant et l’autre derrière, donnant l’impression qu’ils volent au travers du cadre.


L’ouverture du Septième sceau (Apo 8,2-5)
Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366, fol 86r

« Puis l’ange prit l’encensoir, le remplit du feu de l’autel, et le jeta sur la terre »

Cette capacité dynamique est ici exploitée à plein, pour montrer l’ange de gauche sortant de l’image pour jeter le feu à l’extérieur.


Le démon enchaîné dans les abysses (Apo 20,1-3)
Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366, fol 142r

Ici au contraire le démon est expulsé vers l’arrière de la page, au plus loin du lecteur.


Cinquième trompette et sauterelles (9,1-6), fol 90v Saint Michel combattant la Bête (Apo 11,1-18), fol 103r

Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366

Le cadre fonctionne comme une sorte de languette souple sous laquelle se glissent ceux qui veulent fuir l’image : un homme pour échapper aux sauterelles, la Bête pour échapper à Saint Michel.

Les anges aux sept plaies sortant du Temple (Apo 15,5-8)
Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366, fol 120r

Cette image est assez complexe par ses ruptures de symétrie : l’illustrateur devait montrer tous les anges tenant la coupe de la main gauche, et tendant la droite à l’aigle pour recevoir la fiole. Le débordement permet à la fois de souligner les portes qui s’ouvrent, et deux ailes et deux coupes qui se détachent sur la marge large, suggérant l’envol des anges vers la droite.


Les hors-cadre du Beatus de San Andrés de Arroyo

Nous en arrivons enfin au Beatus le plus tardif, à la limite entre le style roman et le style gothique. Les débordements y sont abondants, et nous éliminerons ceux qui répondent à un souci purement esthétique, afin d’isoler ceux qui représentent une réelle innovation sémantique.

Les débordements purement esthétiques


962, Morgan Ms 644 fol 174v 1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8, fol 158v Vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 126r

L’Adoration de l’Agneau sur le Mont Sion (Apo 14,1-5)

Cette composition, où le mont perce des bords internes, remonte aux registres colorés introduits par le Morgan Ms 644. La spécificité du Beatus de San Andrés de Arroyo, par rapport au Beatus de Manchester qui le précède dans la même famille, est la traversée généralisé de tous les bords (sauf les planchers).


962, Morgan Ms 644 fol 151r Vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 106v

L’exécution des deux Témoins par L’Antéchrist (Apo 11, 7-10)

Cette page est traditionnellement composée en deux registres :

  • en haut les armées de l’Antéchrist subvertissent Jérusalem ;
  • en bas les deux Témoins sont exécutés.

Le Beatus de San Andrés de Arroyo fait sortir du cadre les toits et les armes, comme c’est alors la pratique  dans les illustrations de bataille (voir 5 Débordements récurrents).


970, Beatus de Valladolid, fol 93 975, Beatus de Gérone, fol 126 Vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 70v

Les cavaliers des quatre premiers sceaux (Apo 6,1-8)

Cette composition multicouche s’est complétée progressivement.

Le Beatus de Valladolid place un démon au dessus du cheval blanc, pour illustrer :

« Et je vis paraître un cheval de couleur pâle. Celui qui le montait se nommait la Mort, et l’Enfer le suivait. »

Le Beatus de Gérone rajoute la mandole de l’Agneau, et utilise les niveaux 1 et 3 pour caser les Quatre animaux.

Le Beatus de San Andrés de Arroyo respecte la même disposition, jusqu’à la direction des chevaux. En rajoutant des planchers entre les niveaux, il crée des débordements qui n’attiraient pas l’oeil auparavant. Le démon trouve sa place naturelle sur le bord, à la suite du cavalier qui lui ressemble. La représentation des deux cavaliers de droite de manière négative, sous forme diabolique, et des deux cavaliers de gauche sous forme humaine, est unique : elle témoigne d’une compréhension en profondeur du texte. A noter que les anges et la mandorle restent inscrits dans le cadre ( tout comme la sphère volante dans la page de l’Adoration de l’Agneau) : le cadre conserve ainsi le caractère d’une enceinte sacrée, dont ne débordent que les extrémités subsidiaires : pattes et queues des chevaux.

1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8, fol 141r Vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 109r

Le sanctuaire ouvert (Apo 11,7) et la Bête des Abysses

« Et le sanctuaire de Dieu dans le ciel fut ouvert, et l’arche de son alliance apparut dans son sanctuaire. »

Le Beatus de San Andrés clarifie l’iconographie, en disjoignant le cadre, qui illustre strictement le texte, et la Bête des Abysses, illustration conventionnelle qui sert à introduire les chapitres suivants. Cette évolution répond aussi au souci esthétique de valoriser le cadre, qui met en exergue ce qui est essentiel.


La maîtrise du cadre

1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8, fol 123r Vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 89r

Le palmier a toujours été une page assez libre, où les illustrateurs des Beatus peuplent la partie tronc selon leur fantaisie. Il s’agit en effet d’une métaphore de la Vertu : pour atteindre les fruits, il faut passer par le tronc épineux.

Dans le Beatus de San Andrés, le cadre sert esthétiquement à mettre en valeur la partie sacrée, et métaphoriquement à matérialiser la barrière que le tronc constitue pour le grimpeur.

1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8, fol 89r Vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 56v

Adoration de l’Agneau (Apo 5,8-14)

A la composition classique des anges en vol soutenant la sphère céleste, le Beatus de Manchester avait déjà ajouté Saint Jean et l’ange posés sur le bord inférieur, lequel fait office de plancher.

Le Beatus de San Andrés de Arroyo introduit pour la première fois un cadre abstrait autour de la sphère, englobant les anges sustentateurs. L’ensemble recule ainsi d’un niveau, plaçant Saint Jean et l’ange en situation de spectateur, et donc de relais du lecteur à l’intérieur de la page.


962, Morgan Ms 644 fol 214r 1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8, fol 191r Vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 156r

Le collège apostolique et les âmes des Elus (Apo 20,4-6)

« Puis je vis, des trônes, où s’assirent des personnes à qui le pouvoir de juger fut donné, et je vis les âmes de ceux qui avaient été décapités à cause du témoignage de Jésus et à cause de la parole de Dieu »

Cette composition n’avait pratiquement pas varié depuis deux siècles, sinon par le nombre des colombes. En rajoutant Saint Jean devant le cadre, l’illustrateur fait coup triple ;

  • graphiquement, la scène sacrée recule là encore d’un niveau ;
  • esthétiquement, l’harmonie de la page est accrue par le parallélisme entre les deux registres ;
  • symboliquement, on voit que les âmes sont encore au niveau terrestre, avec Saint Jean, tandis que le Christ et les Apôtres siègent dans le ciel.

Fol 147v Fol 148r

L’incendie de Babylone (Apo 18,1-20), vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290

Le Beatus de San Andrés reprend la disposition traditionnelle en bifolium, et unifie les deux images par un cadre de même taille et de même couleur de fond. Dans la page de gauche débordent à la fois les flammes et les habitants, qui s’échappent de la ville par la porte. Le résultat n’est plus seulement d’ajouter un niveau d’abstraction à la page, mais de lui donner profondeur et dynamisme : les habitants, comme les flammes, fuient vers l’avant et vers les côtés.


1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8, fol 133r Vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 100v

Les chevaux de la Sixième trompette (Apo 9,17-21)

Le Beatus de Manchester avait déjà eu l’idée de souligner les queues empoisonnées et leurs victimes en les plaçant en hors cadre, quitte à perdre l’homogénéité avec les autres victimes, regroupées dans le registre inférieur.

Le Beatus de San Andrés de Arroyo homogénéise le page avec trois registres identiques et en symétrie miroir. Ou presque : car la grande innovation est de profiter de la marge étroite pour montrer une petite animation en trois temps : la victime menacée par la gueule, soulevée, puis happée à l’intérieur.


Des iconographies uniques

La victoire de l’Agneau

962, Morgan Ms 644 fol 200r 1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8, fol 179v

La victoire de l’Agneau (Apo 17,14-18)

Cette image passablement embrouillée, er recopiée pieusement pendant deux siècles, n’illustre pas directement le texte de l’Apocalypse, mais le libellé récapitulatif inscrit en haut :

L’Agneau a vaincu le pseudo-prophète et le dragon et le diable et la bête

Agnus vincit pseudoprophetam et draconem et diabolum et bestiam

Les deux registres du bas montrent la bête et le dragon, s’affrontant à deux guerriers (un avec un épée, l’autre avec une pierre) qui doivent être les émissaires de l’Agneau. Les têtes coupées tentent d’illustrer un autre passage obscur, où il est dit que l’Agneau vainc sept Rois (qui sont les têtes de la Bête) mais qui sont aussi dix (comme les cornes de la Bête) : ce pourquoi, sans doute, on voit une tête bestiale coupée se transformer en trois corps, auxquels on coupe aussitôt la tête).


La victoire de l’Agneau (Apo 17,14-18)
980-1000, Beatus de San Millan de la Cogola, Academie Madrid Cod.Emil.33  fol 202v

Dans une autre tradition iconographique, on représente uniquement l’Agneau vainqueur des dix rois.

Vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, Paul Getty Museum, Ms. 77

Le Beatus de San Andrés fusionne les deux traditions, en rajoutant en bas le serpent mangeant une des têtes couronnées, nouveauté iconographique qui illustre le passage suivant :

« Car Dieu leur a mis au coeur (aux dix cornes, donc aux dix rois) d’exécuter son dessein, et de donner leur royauté à la bête, jusqu’à ce que les paroles de Dieu soient accomplies. » Ap 17,17

Les débordements facilitent la lecture de cette image innovante : les Rois entrent par la gauche, se font décapiter par l’Agneau (son glaive l’associe à la mandorle), tombent dans le registre inférieur, où ils sont supplantés par le serpent couronné.

Le Verbe de Dieu

1000, Beatus de l’Escorial, fol 144r Vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 152r

Le Verbe de Dieu à la tête des armées célestes (Apo 19,11-16)

Le Beatus de San Andrés renouvelle complètement l’imagerie traditionnelle :

  • ajout d’une registre céleste, avec le Soleil, la Lune et dix étoiles, comme signes du pouvoir cosmique du Verbe de Dieu ;
  • ajout d’un démon impuissant, repoussé vers la marge étroite ;
  • ajout d’un registre inférieur, avec à gauche la chute des nations vaincues.

Selon sa logique habituelle, l’artiste aurait dû abstraire l’ange et Saint Jean en les plaçant devant le cadre. Il a choisi au contraire de les inclure dans le compartiment inférieur, sans doute pour suggérer un parallèle : Saint Jean suit l’Ange comme les Armées célestes suivent le Verbe de Dieu.

On notera l’invention extraordinaire de l’auréole composée de douze parties (en comptant le disque externe), cohérente avec les douze astres dorés du firmament.

La Victoire sur la Bête et le Faux Prophète

962, Morgan Ms 644 fol 211r Vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 154r

Victoire sur la Bête et le Faux Prophète (Apo 19, 19-21)

L’iconographie habituelle montre, en deux registres :

  • en haut la Bête capturée,
  • en bas :
    • à gauche le Faux prophète assommé,
    •  à droite le résultat :  » tous les oiseaux se rassasièrent de leurs chairs. »

Le Beatus de San Andrés revient au texte pour restructurer très lisiblement l’image en deux cases opposées :

  • « la bête et les rois de la terre avec leurs armées » (fond rouge),
  • « rassemblés pour faire la guerre à Celui qui était monté sur le cheval et à son armée. » (fond bleu).

L’affrontement est accentué par le hors champ, à gauche d’une massue, à droite des croupes des chevaux. Sur le bord inférieur débordent, dévorés par les oiseaux, les corps du faux-prophète, d’un roi et d’un simple soldat.

Le Jugement dernier

Le Jugement dernier (Apo 20,11-15)
962, Morgan Ms 644 fol 219v,220r

Dans les Beatus, le Jugement dernier est représenté par un empilement de registres. Lorsqu’ils se répartissent en bifolium, la page de gauche est consacrée aux Elus et celle de droite aux Damnés, d’une manière fort complexe :

« Le Christ Juge est assis au sommet dans une mandorle soutenue par deux anges. En dessous, sur trois registres, se trouvent six paires de saints assis (probablement des apôtres), chaque paire étant accompagnée d’un saint debout. Ceux-ci bénissent les élus, représentés par des groupes de saints immobiles. Les registres de droite contiennent les damnés. Les hommes au sommet, se tenant la main, sont les damnés pris dans leur ensemble ; en dessous , les hommes souffrent individuellement ; tout en bas, les damnés sont torturés dans un étang de feu aux parois semblables à des fours. » [19]

Vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 160r

Le Beatus de San Andrés renouvelle la page de droite de manière radicale: la partie infernale s’étend sur trois registres de même fond bleu, remplis à ras bord par l’image très moderne d’une bouche d’enfer, brûlant et broyant les Damnés [20].



La page de gauche a disparu, mais par analogie avec les autres Beatus, on peut imaginer qu’elle représentait le Christ Juge, au dessus de trois registres d’Elus, ce qui permet de comprendre la page subsistante :

  • le premier registre montre ceux qui attendent le Jugement, poussés de droite à gauche par la foule en hors cadre (en orange) ;
  • le deuxième registre montre les Condamnés, tirés de gauche à droite par le diable en hors cadre (en rouge).

Dans cette image à la fois complexe et novatrice, les débordements jouent un rôle essentiel pour guider le parcours de l’oeil entre les différents registres.


Article suivant : 3 Débordements préromans et romans : en Angleterre 

Références : [18] John Williams « The illustrated Beatus : a corpus of the illustrations of the Commentary on the Apocalypse » https://arachne.dainst.org/search?q=beatus [19] Notice de la Morgan Library : https://www.themorgan.org/collection/Apocalypse-Then/52

[20] La bouche d’Enfer apparaît surtout dans les manuscrits français :

1170-85, Psaultier Amiens BM 19 fol 12v 1225-35 Psautier de Blanche de Castille, Arsenal MS 1186 fol 9v

Le psautier d’Amiens montre en outre des personnages de rang social différents menés par une corde au cou. Le détail rarissime de la roue broyeuse suggèrent aussi l’influence de manuscrits français (voir [18], Vol 5, p 45).