« Swâmiji m’a dit un jour : « You know shooting films because you have the being of a cameraman – vous savez filmer parce que vous avez l’être d’un cameraman. » En tant que réalisateur de films, je peux dire que c’était vrai : j’ai été bien servi par le cameraman Arnaud Desjardins, donc je comprends bien Swâmiji. Mais, une fois rentré dans ma petite chambre et notant mon entretien, je me suis demandé : « Pourquoi m’a-t-il dit cela ? Qu’est-ce que cette formulation qui mélange les verbes avoir et être ? » C’est qu’en effet « l’être d’un cameraman » est périssable et mourra si j’ai une maladie évolutive aux yeux qui fait que je vois de moins en moins bien. La cécité détruit les cameramen et les coureurs automobiles, pas les ténors. Et elle ne détruit pas les pères ou les mères.
Si une femme pianiste virtuose et mère perd son enfant, la mère est brisée mais pas la pianiste. On peut même imaginer que sa souffrance de mère, si elle arrive à la surmonter, puisse enrichir sa sensibilité pour interpréter certaines œuvres. Mais un accident aux mains, même léger, et la pianiste est détruite. Elle peut encore jouer une petite mélodie pour apprendre des chansons à ses enfants mais la virtuose a été tuée. Tous ces aspects de nous-mêmes pour lesquels nous nous prenons sont destructibles – tous ne seront pas détruits mais la plupart le seront par le vieillissement : on n’a plus les mêmes performances physiques, la même mémoire, le même magnétisme sexuel.
Réfléchissez à cette idée. J’ai des enfants, donc c’est moi en tant que père qui suis plus ou moins comblé, déçu ou détruit. Mes enfants sont charmants et bons élèves, je suis un père heureux. Un de mes fils tombe sous la coupe d’une bande de jeunes révoltés et il en arrive au petit banditisme : je suis détruit en tant que père heureux. J’étais et je ne suis plus.
Si nous remplaçons la peur de mourir par la peur d’être détruit dans un aspect ou un autre de ce à quoi nous nous identifions et qui est changeant, nous comprenons que la voie spirituelle, c’est la recherche de l’Indestructible en nous, ce que le Bouddha avait appelé le Non-Né, ce que l’Évangile appelle le Royaume des Cieux ou le Royaume de Dieu, ce que le vedanta appelle l’atman. Il s’agit d’une recherche menée en soi-même. Ceci est destructible, cela est destructible. Le reconnaître n’est pas pessimiste mais réaliste. La beauté est fragile : un accident au visage que la chirurgie esthétique ne peut pas complètement réparer et une actrice n’est plus une star. Ayez le courage de reconnaître : « En quoi suis-je destructible – ou, plutôt, quels aspects de “moi” le sont-ils ? » Croyez-le ou non, pour certains hommes, la destruction de leurs cheveux par la calvitie est une souffrance cruelle ! Qu’est-ce qui est détruit ? L’homme qui avait une belle chevelure. »
(Arnaud Desjardins, «La paix toujours présente», chap. 3)
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