la ville, la terre, le monde entier... ( William Faulkner )

Par Jmlire

William Faulkner en 1954

" Georges Farr et son ami, le garçon de bar, déambulaient sous les arbres qui leur faisaient l'effet de reculer au-dessus de leurs têtes. Les maisons étaient de grandes masses sombres ou bien se détachaient, formes plates d'obscurité atténuée, faiblement lumineuses, là où il n'y avait pas d'arbres. Des gens y dormaient, des gens plongés dans le sommeil, momentanément affranchis de la chair. Ailleurs d'autres gens dansaient sous le ciel printanier : des filles dansaient avec des garçons pendant que d'autres garçons à qui des filles avaient accordé leurs plus intimes faveurs erraient dans les rues noires, tout seuls, tout seuls...

" Ma foi, observa le camarade, il nous reste encore deux bonnes lampées. "

George but avec frénésie, il sentit le feu qui lui brûlait le palais se changer dans son intérieur en une chaleur agréable, il en jouissait comme d'une intense volupté musculaire. (Elle, son corps nu, couché pareil à un lac étroit, deux fleuves d'argent coulant de la même source.) Le docteur Gary dansait avec elle, l'enlaçait, tout le monde pouvait la toucher (tout le monde sauf toi, elle ne t'adresse même plus la parole, à toi qui l'as vue, étendue, blanche comme l'argent... et le clair de lune sur elle, pareille à une eau qui suavement se

divise , une eau marbrée, et que nulle ombre n'altère, et l'étreinte doucement passionnée de ses bras qui en l'attirant refoulaient la vision de son corps par delà le contact aveuglant de sa bouche...)

Mon Dieu ! Mon Dieu !

" Qu'est-ce que tu dirais si on retournait au drugstore et qu'on se fasse une autre bouteille ? "

George ne répondit pas. Son camarade renouvela sa proposition.

" Fiche-moi la paix ! dit George brusquement, furieux.

- Va donc au diable ! Je ne t'ai rien fait ", répondit l'autre justement indigné.

Ils s'arrêtèrent à un coin de rue. Une autre rue s'enfonçait sous les arbres dans l'obscurité - passage intime et peu rassurant.

( Je regrette, bien sûr. C'est idiot. Je regrette de l'avoir ainsi bousculé alors que je n'ai rien à lui reprocher.) Il fit demi-tour.

" J'ai envie de rentrer. Je ne me sens pas bien ce soir. Je te reverrai dans la matinée. "

L'ami se contenta de l'excuse inexprimée.

" Entendu, à demain. "

La silhouette du garçon de bar se perdit dans l'obscurité ; bientôt le bruit de ses pas s'éteignit. Et George Farr eut pour lui seul et pour son cœur en détresse, la ville, la terre, le monde entier. La musique lui parvenait affaiblie, adoucie par la distance, comme une rumeur troublante dans cette nuit de printemps : un désir que rien n'apaisait. ( Mon Dieu ! Mon Dieu !)

William Faulkner : extrait de "Monnaie de singe", 1926, Flammarion 1987 pour la traduction française. Du même auteur, dans Le Lecturamak :