Et si un autre monde était possible ? Un monde situé sur une autre planète, au sens de la S.F. la plus classique. Mais aussi un monde peuplé d’hommes différents. Un monde où les sociétés humaines vivraient harmonieusement entre elles et avec leur environnement. Un monde où les colonisés parviendraient à chasser leurs colonisateurs avant qu’il ne soit trop tard, à renverser le cours de l’histoire. Mais l’empreinte des colonisateurs s’efface-t-elle seulement d’un coup d’éponge ?
C’est cette utopie inquiète qu’Ursula Le Guin s’attache à bâtir dans « Le nom du monde est forêt » (meilleur titre ever), un court roman publié en 1972 où l’on sent l’influence de la guerre du Vietnam et des premières sirènes alarmistes sur l’écologie.
Le conflit met aux prises les Athshéens, habitants d’Athshe, la planète recouverte de forêt, située à 29 années lumière de la Terre, et des Terriens venus la coloniser pour en exporter du bois vers la Terre qui en manque cruellement (du fait de la surexploitation de la planète, thème écologique qui sera distillé tout au long de l’histoire). Les Athshéens sont des petits hommes d’un mètre de haut couverts de poils verts, mais pas les Martiens que l’on imagine, plutôt une branche adjacente de l’humanité qui se rapprocherait physiquement du type de l’australopithèque (selon l’image proposée par la couverture du livre). Ils vivent dans la forêt dans des villes gouvernées par les femmes tandis que certains hommes sont spécialisés dans le Rêve : capables de moduler et interpréter leurs rêves à longueur de temps, ils sont à même de donner de grandes orientations éthiques à leur peuple. On a ici une partition genrée des rôles qui donne le pouvoir politique dans son versant pratique aux femmes (« l’intendance » pourrait-on être tentés de penser) tandis que les hommes sont plutôt considérés comme des prophètes. Un matriarcat essentialiste. Alors, féministe Ursula Le Guin ? À vous de juger. Moi je pense qu’elle n’aborde pas le thème de la place des femmes en tant que problème à résoudre mais qu’elle l’intègre dans une vision radicalement autre (utopique), sur le même plan que l’harmonie sociale et écologique.
« Si la forêt meurt, sa faune peut disparaître avec elle. Le mot athshéen pour monde signifie également forêt. »
En établissant leurs colonies sur plusieurs îles d’Athshe qu’ils vont renommer « Nouvelle-Tahiti » ou « Nouvelle-Java » à la manière des conquistadors du XVIe siècle, les Terriens viennent bouleverser ce bel équilibre. Ils réduisent des Athshéens en un esclavage qui ne dit pas son nom (« commandos de travail volontaire »), leur apprennent une langue simplifiée destinée à leur transmettre des ordres, et surtout, procèdent à des déforestations massives qui condamnent l’habitat des Athshéens, au point de transformer une île en dépotoir. Ils sont néanmoins capables de se réformer, sous l’influence d’une Ligue des mondes interstellaire soucieuse du respect des droits humains. Raj Lyubov, l’un des spécialistes de la colonie s’intéresse aux mœurs des Athshéens, prend fait et cause pour eux et devient l’ami de l’un d’eux, Selver. Ce dernier est le premier de son peuple à s’opposer au capitaine Davidson, archétype de l’homme (terrien) brutal, suprématiste et dominateur, pour qui tous les Athshéens sont des « créates » à mater, violer ou éradiquer. Pour conduire son peuple à la liberté, Selver va devoir utiliser certaines des armes de l’envahisseur, au risque de se perdre lui-même.
A travers la figure de Davidson, on peut voir la critique d’un Occident impérialiste, tandis que Lyubov serait son visage éclairé (avec un petit côté « social justice warrior » mais tempéré par l’humilité). J’ai aussi interprété (mais peut-être me fourvoyé-je) le nom de Davidson comme « son of David« , fils de David, qui est un des noms appliqués à la descendance du roi David, dont Jésus lui-même. Ici Davidson serait un choix de nom ironique, car Davidson fait tout sauf appliquer les commandements d’amour du prochain prescrits par le Christ. Mais s’inscrit-il dans une lignée de rois conquérants comme le roi David ? Roi David qui lui-même a commencé sa « carrière » comme un tout jeune garçon fragile opposé à l’oppression brutale incarnée par le géant Goliath… et serait par là plutôt un modèle de l’Athshéen Selver. Mais comme je l’ai dit, tout ça ne sont peut-être que des élucubrations miennes.
Dans ce roman, j’ai aimé la façon dont Ursula Le Guin aborde la question de la vision de l’Autre, si facilement réductible à des biais et des repères rassurants. Au départ on ne voit les Athshéens qu’à travers les yeux de Davidson et on les considère comme à peine plus que des animaux, bien que le for interne de Davidson ne nous inspire guère confiance. Ce n’est qu’au deuxième chapitre qu’on adopte le point de vue des autochtones et qu’on s’aperçoit qu’ils sont beaucoup plus sophistiqués que ce qu’en pensent les Terriens. Les Athshéens s’auto-désignent comme hommes et doutent de l’humanité des Terriens qu’ils nomment « Umins ». Chacun est le fou de l’autre. Petit effet « Uzbek et Rica » des lettres persanes bien venu ! J’ai néanmoins regretté que l’univers athshéen ne soit pas plus fouillé et qu’il n’y ait pas plus de personnages clés. J’ai plus vu ce texte comme une fable que comme un univers de science-fiction à part entière.
J’ai eu plaisir à me replonger dans l’œuvre de l’autrice qui propose des questionnements on ne peut plus actuels sur l’ethos de notre condition humaine, tout en prêtant à la contemplation grâce aux myriades d’arbres décrits amoureusement.
J’ai retrouvé d’ailleurs un vieux post où je parlais de ma première incursion dans l’oeuvre d’Ursula (et je parlais déjà de « fable onirique ») : L’autre côté du rêve.
éé