Le Tantra n'est pas centré sur l'éveil, mais plutôt sur ce qui s'ensuit.
A quels signes reconnaît-on l'éveil ? Que dit la tradition à ce sujet ? Y a-t-il des preuves ?
Oui, il y a des symptômes qui servent de preuves, des pratyayas. Ensembles, ils forment les traits caractéristiques de l'éveil.
L'éveil est défini comme l'expérience de notre vraie nature, inséparables de ses pouvoirs : permanence, omniprésence, omniscience, omnipotence et, finalement, liberté souveraine.
Reconnaître en soi ces pouvoirs, reconnaître en toute expérience de libre jeu de cette souveraine indépendance, est l'éveil en sa plénitude.
Cette intuition peut s'exprimer sous la forme d'un "Je suis l'océan de la conscience dans lequel se déploient les vagues des univers". En d'autres termes, il s'agit d'une participation intime à la Conscience universelle, à l'acte créateur qui jaillit, toujours nouveau, à la Présence qui se présente à chaque instant, toujours présente et toujours neuve.
Un autre symptôme est alors la sensation de plénitude, pûrnatâ. Rien ne manque, il n'y a plus de vide, plus rien à faire en tant qu'individu.
Il est dit que cette sensation peut être si puissante que l'individu ne satisfait plus ses besoins naturels. Il est donc possible que, dans des cas d'éveil extrêmement puissants, la vie incarnée cesse.
Il peut aussi y avoir des éveils partiels, des pressentiments de plénitude qui se traduisent par un détachement partiel ou par une remise en question de certaines habitudes, de certaines addictions.
Le signe principal de l'éveil est donc, vu de l'extérieur, l'indépendance de l'individu. Paradoxalement, reconnaître que l'individu est une manifestation bien plus vaste, permet à l'individu de gagner en autonomie. Plus l'individu abandonne sa volonté à la volonté infinie, plus il se sent libre.
Donc, la personne éveillée n'a, idéalement, plus de besoins. Dès lors, pourquoi continue-t-elle à agir ?
La réponse traditionnel de l'Inde est que "la vie continue par habitude, comme la roue qui continue à tourner, même une fois qu'on arrête de la faire tourner". C'est le fameux karma "déjà entamé" (prârabdha) que même l'éveil ne peut détruire. C'est le destin, c'est le corps.
La réponse du tantra est différente : La personne continue à agir, mais pour les bien des autres, paropakâra, et sous l'impulsion de l'énergie infinie qui est la liberté même.
Dans le cas des non-éveillés, cet altruisme est sans doute très partiel, voire impossible. On peut toujours soupçonner un intérêt égoïste. Mais si l'on admet la réalité de l'éveil tel que le Tantra le définit, alors il existe des individus qui n'ont plus besoin d'agir dans leur propre intérêt. L'altruisme est donc leur seul mobile. C'est le cas des maîtres du Tantra.
Donc, on reconnaît l'éveil à l'altruisme, de même que la fumée permet d'inférer le feu.
Tout éveil se traduit pas de l'altruisme, qui peut rester discret certes, invisible aux yeux du vulgaire, "caché en Dieu". Mais attention, toute apparence d'altruisme n'est pas une preuve d'éveil, puisqu'un mobile égoïste est toujours possible. Il y a seulement des signes qui ne sont jamais des preuves indubitables.
Ce qui me frappe, au regard de cette vision de l'éveil, c'est son absence dans la spiritualité contemporaine. Dans le Tantra, l'éveil est plénitude qui déborde dans une activité altruiste - principalement la transmission de la tradition. Aujourd'hui, l'éveil est un évènement intime, "privé" et "laïque" qui concerne peut-être la psychologie, jamais la morale ni la politique.
Pourquoi cette absence ? Peut-être parce que nous vivons dans un monde plus individualiste et plus averti des tromperies de l'ego. L'altruisme ne figure donc plus vraiment parmi les signes de l'éveil idéal. Il y a donc, à la place, d'autres preuves, comme le bonheur ou la paix intérieure. Des signes moins visibles, plus subjectifs.
Autrement dit, il n'y a plus de tradition, plus rien à transmettre, plus d'insertion nécessaire dans un collectif, dans un "tissu social". Plus de devoir de transmission. Plus d'héritage à assumer, ni à donner. Aujourd'hui, les gens cherchent plutôt à se débarrasser de leur héritage, notamment familial.
Il faut dire que l'idée même de vérités à transmettre semble menacer le droit égal de chaque individu à proclamer la vérité - donc "sa" vérité. Chacun se sent menacé par la possibilité qu'il existe des vérités, des valeurs ou des personnes supérieures à soi, aux notres.
D'où le rejet épidermique de toute "hiérarchie", en faveur d'une hiérarchie tacite : "Moi, je suis supérieur à vous, avec 'ma' vérité, 'mon' point de vue, 'mon' ressenti."
Seul le relativisme - qui aujourd'hui tient lieu de politesse, peut tempérer en partie cet égocentrisme radical. Le "vivre ensemble" se paie au prix fort - plus rien n'a de valeur.
Dans ces conditions, chacun peut certes prétendre également à l'"éveil" - mais n'est-ce pas au prix d'une dévalorisation de l'éveil ? De même, chacun peut clamer "sa" vérité - mais n'est-ce pas au prix d'un renoncement à toute vérité vraie ? Chacun peut revendiquer son "droit" à être libre - mais n'est-ce pas au prix du véritable accomplissement, avec ce qu'il suppose d'engagement ?
Et cette déconnexion totale entre bonheur individuel et altruisme ne mérite-t-il pas d'être remis en question ?
Autrement dit : Peut-on atteindre l'éveil tout seul, isolé de toute tradition, mais aussi de toute société, de toute relation avec autrui ?
Je dis que l'éveil est relation. Pas nécessairement avec nos voisins. Il ne s'agit pas nécessairement d'être "gentil", "cool", "sympa", et encore moins "politiquement correct". Mais du moins, une relation est nécessaire. Avec un Autre.