En Europe, dans les années 1960 et 1970, la Chine s'attire une vague de sympathie sans précédent. De plus en plus de touristes s'y rendent en groupes encadrés lors desquels on leur fait admirer les " merveilles " et les " progrès " du communisme. Pour de nombreux intellectuels, le modèle chinois est considéré comme une alternative au système capitaliste occidental.
L'attrait grandissant pour la Chine se retrouve dans quelques oeuvres emblématiques. En 1967, Jean-Luc Godard tourne La Chinoise, dans lequel un groupe de jeunes activistes maoïstes déclament fièrement des passages du Petit Livre Rouge. En 1972, Michelangelo Antonioni s'y rend à son tour pour réaliser le documentaire Chung kuo - La Chine, produit par la RAI. En 1974, le philosophe Roland Barthes fait paraître dans le journal Le Monde son célèbre article intitulé " Alors, la Chine ? ".
En 1973, Jean Yanne s'empare de la tendance. Les Chinois à Paris, troisième de ses sept long métrage en tant que réalisateur, est librement inspiré du roman de Robert Beauvais " Quand les Chinois... " (1966). Campé au temps présent, le film se déroule dans une France occupée par les Chinois. Le Président de la République (Bernard Blier) s'est enfuit à New York. Un émissaire du gouvernement (Jacques François) a été nommé pour le remplacer. L'Armée populaire a organisé le pays - la France est déclarée centre mondial de chaudronnerie -, permettant à certains de faire des affaires en or, comme l'industriel Montclair (Michel Serrault), spécialisé dans les tuyaux de poêles. C'est aussi le cas de Régis Forneret (Yanne) qui a choisi, avec succès, le marché noir. D'autres, en revanche, se sont lancés dans la Résistance...
La comparaison entre le régime de Mao et celui d'Hitler avait fait couler beaucoup d'encre lors de la sortie du film au printemps 1974. Aujourd'hui, Les Chinois à Paris a bien évidemment perdu une bonne part de sa saveur subversive d'alors. Oubliées les protestations de la Chine proches de l'incident diplomatique, les récriminations des militants maoïstes français, leurs appels au boycott, leurs actes de vandalisme dans les cinémas qui projetaient le film. Oubliées aussi les critiques assassines et le semi-échec au box office (" seulement " 1.6 million de spectateurs).
Que reste-t-il du film, cinquante ans plus tard? Une satire féroce à souhait et somme toute assez agréable à regarder. On se moque de la France de l'Occupation et de la collaboration, plus qu'on se paye la tête de la Chine elle-même. On dénigre - en utilisant parfaitement la rhétorique marxiste-léniniste - l'inféodation, on raille à l'envi la dictature et ses méthodes délétères, qu'elle soit pratiquée par les Nazis pendant la Seconde Guerre mondiale ou par le parti communistes en Chine. Ou dans n'importe quel pays qui a vécu sous l'emprise d'une autre nation, d'ailleurs. Tout y passe, de l'accommodement des autorités occupées au trafic, en passant par l'antisémitisme, la délation, la veulerie, entre autres.
Les Chinois à Paris était resté dans ma mémoire pour sa relecture version communiste de l'opéra Carmen de Bizet. On sait depuis quelques années seulement que cette séquence aurait été inspirée par " Le détachement rouge des femmes " - l'une des 18 " œuvres modèles " officiellement reconnues par la Chine pour célébrer la Révolution culturelle - dans laquelle un bataillon exclusivement féminin s'engage dans la lutte contre les nationalistes. Avec ses chorégraphies recherchées, un choix judicieux des couleurs et des sous-titres explicatifs rigolos, ce " Carmeng " est visuellement marquant.
Autour de ce moment mémorable, que je considère comme l'un des passages les plus étonnants et originaux du cinéma français des années 1970, on retrouve une pléthore de comédiens bien connus et des habitués sautant à pieds joints dans la gentille méchanceté du réalisateur. Les dialogues sont plus recherchés et les moments comiques plus subtils qu'à l'habitude, d'où, peut-être, l'impression que le film un un peu " plate ", ce que les critiques français comme québécois n'ont pas manqué de lui reprocher.
Jean Yanne (1933-2003), qui ne s'était jamais attaqué à un sujet aussi ambitieux et à une production aussi lourde, a par la suite réorienté son regard sur des sujets contemporains avec Chobizenesse en 1975 et Je te tiens, tu me tiens par la barbichette en 1979. Se replongeant dans le passé, il réalisera Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ en 1982, son film le plus connu, puis, deux ans plus tard, Liberté, égalité, choucroute. Essuyant à nouveau un cuisant échec critique avec ce dernier, Yanne verra surtout dans la désaffection du public une raison suffisante pour mettre un terme à sa carrière de réalisateur.
Disponible sur Apple TV et MyCanal, Les Chinois à Paris est à mes yeux son meilleur film, avec Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil et Moi y'en a vouloir des sous. À eux trois, ces films forment une jouissive radiographie des tares hexagonales, portée par la marque distinctive d'un auteur à l'humour populaire décapant qui n'a pas trouvé d'équivalent depuis.