« La Mort en été » de Yukio Mishima – Lecture en l’honneur de Goran

Par Etcetera

Vous savez sans doute que le 15 septembre est l’anniversaire du blog de notre ami très regretté Goran et Nathalie du blog Madame lit organise aujourd’hui une Lecture Commune en forme d’hommage à sa mémoire. Comme le grand auteur japonais Yukio Mishima (1925-1970) était particulièrement apprécié par Goran, cette lecture commune a été mise sous le signe de cet écrivain.
J’ai choisi de lire le recueil de nouvelles « La Mort en été » car j’avais déjà eu l’occasion de le lire il y a longtemps – et je me souvenais de l’avoir beaucoup aimé, tout en ayant presque tout oublié de ces dix histoires ! J’avais vraiment très envie de relire ce livre. Par ailleurs, j’ai pensé que la lecture de nouvelles permettait de bien pénétrer dans l’œuvre d’un écrivain, en offrant divers aspects, divers thèmes, comme un condensé de l’œuvre entière…

Note pratique sur le livre

Editeur : Folio
Année de publication : (en japonais) 1953
Traduit de l’anglais par Dominique Aury (Mishima voulait expressément que la version française soit traduite de la version anglaise)
Nombre de pages : 305

Quatrième de Couverture

Dix nouvelles sont ici rassemblées. Elles reflètent tout à la fois la diversité des talents de Mishima – art du détail comme du développement thématique, art de la description comme de l’ellipse – et la diversité des univers qu’il pénètre. Les hommes d’affaires et leurs épouses, les geishas, les gens du peuple, les acteurs de kabuki, le vieux prêtre du temple de Shiga et les soldats finissent par composer un Japon moderne en butte à ses traditions séculaires. Et tout est là : l’amour vénal, l’amour sublime et sacrilège ; la perversion des femmes et du monde de l’argent ; les superstitions et le sens du sacré ; la mort. La mort accidentelle des enfants. Celle, attendue, d’un vieillard. La mort rituelle, choisie pour l’honneur – ce seppuku que Mishima a finalement exécuté sur lui-même.

Mon Avis

C’est un recueil de nouvelles où des thèmes comme la mort, l’amour, la beauté physique des hommes et des femmes, et une certaine tension ou agressivité dans les relations humaines, prédominent. Pour cette raison, ce sont des nouvelles très fortes, qui créent même parfois un malaise.
Disons-le tout de suite : parmi ces dix nouvelles, il y en a une effroyable, intitulée Patriotisme, qui raconte en détail la séance de hara-kiri d’un jeune couple – il faut vraiment avoir le cœur bien accroché pour lire ça ! Je n’ai pas pu terminer les cinq dernières pages. Surtout quand on sait que Mishima a fini par se suicider de cette manière, c’est encore plus difficile de sentir sa fascination et, peut-être, ce qu’il pouvait anticiper pour lui-même, à travers ses personnages.
En revanche, j’ai adoré la quatrième nouvelle, Le Prêtre du temple de Shiga, qui raconte l’amour d’un vénérable prêtre bouddhiste pour une très belle et très noble dame de la Cour : la Grande Concubine Impériale. Il y a une profondeur dans l’étude des sentiments et des réflexions des deux personnages qui est proprement bouleversante. Dans le cœur de chacun, une lutte se produit entre l’amour profane et l’amour spirituel, qui paraissent finalement pouvoir presque fusionner, jusque dans l’au-delà. C’est éblouissant de beauté. Je ne me souviens pas avoir lu ailleurs une nouvelle aussi enthousiasmante que celle-ci.
Extrêmement profonde aussi dans l’analyse psychologique des personnages – une profondeur presque vertigineuse ! – la première nouvelle du recueil, éponyme, qui dissèque tous les états d’âme par lesquels passe un couple lors du deuil de deux de ses enfants et de la belle-sœur qui s’occupait d’eux ce jour-là, à la plage. Chaque pensée ou émotion de ce processus de deuil, même les plus injustes, les plus bizarres ou les plus égoïstes, sont révélées par Mishima avec un puissant réalisme et, m’a-t-il semblé, avec un regard humaniste qui refuse tout jugement.
Dans ce recueil, Mishima paraît s’attacher tout particulièrement à des figures typiques de la culture japonaise. Par exemple, la nouvelle Onnagata se déroule dans le milieu du théâtre du kabuki, avec une étrange confrontation entre un grand et bel acteur, spécialisé dans les rôles féminins, et un jeune metteur en scène moderniste, féru de théâtre occidental. Cette opposition entre Japon traditionnel et Occident aux valeurs plus discutables est un thème important pour l’écrivain. Autre exemple : dans la nouvelle Les sept ponts, ce sont trois geishas qui se livrent à un rituel de prières particulier, en pleine nuit, lors d’une longue marche à travers la ville, dans l’espoir d’exaucer des vœux d’amour ou d’ambition.
L’avant-dernière nouvelle, La Perle, d’une tonalité plus humoristique et un peu plus légère, met en scène quatre dames d’âge mûr qui réagissent toutes de manière imprévisible et bizarre lorsque, au cours du goûter d’anniversaire de l’une d’elles, celle-ci perd la perle qui ornait sa bague. Chaque dame se demande ce que pensent les autres et essaye d’agir pour ne pas être suspectée du vol de la perle. Là encore, Mishima déploie une finesse psychologique d’une frappante complexité et justesse.
Un très grand recueil de nouvelles ! Ce livre a beau dater des années 50, il n’a absolument rien perdu de sa force et de sa beauté ténébreuse, sulfureuse.
J’étais contente de lire un si beau livre en souvenir de Goran et j’ai pensé qu’il avait entièrement raison d’aimer cet écrivain japonais !

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Un Extrait page 37
(de la première nouvelle « La Mort en été« )

Tomoko, qui n’avait encore jamais vu le cimetière de Tama, fut stupéfaite de tant d’éclat. Un si grand espace était donc accordé aux morts ? Des pelouses vertes, de larges avenues bordées d’arbres, sous un ciel bleu et clair jusqu’au lointain. La cité des morts était plus propre et mieux ordonnée que la cité des vivants. Ni elle ni son mari n’avaient eu l’occasion de rien connaître aux cimetières, mais qu’ils fussent désormais devenus des visiteurs qualifiés ne semblait pas un malheur.
Ils n’y avaient ni l’un ni l’autre particulièrement réfléchi, mais on aurait dit que leur période de deuil, que ce sombre et sinistre affichage leur avait apporté une sorte de sécurité, quelque chose de stable, de facile, et même d’agréable. Ils s’étaient habitués à la mort, et comme les gens qui s’habituent au vice, ils en étaient venus à sentir qu’ils n’avaient rien à craindre de la vie.
(…)

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Un Extrait page 119-120

La Grande Concubine Impériale était absolument insensible au charme des jeunes roués qui s’empressaient auprès d’elle à la Cour, comme à la beauté des nobles qu’elle rencontrait. Les qualités physiques des hommes n’avaient plus de sens pour elle. Elle voulait seulement trouver un homme qui lui donnerait l’amour le plus fort et le plus profond qui pût exister. Pareille aspiration fait d’une femme une créature en vérité terrifiante. Simple courtisane, elle se contentera sans doute de la richesse selon le monde, mais la Grande Concubine Impériale jouissait déjà de tout ce que la richesse selon le monde peut procurer. L’homme qu’elle attendait devait lui offrir la richesse selon le monde à venir. 
Le Grand Prêtre était amoureux : la rumeur se répandit à la Cour. On finit même, en plaisantant à moitié, par le dire à l’Empereur. Ces bavardages et plaisanteries ne faisaient aucun plaisir à la Grande Concubine, qui gardait l’air indifférent et froid. Elle s’en rendait bien compte : il y avait deux raisons pour que les gens de la Cour aient la possibilité de plaisanter sur un sujet qui, d’ordinaire, aurait été interdit, d’abord parce qu’en parlant de l’amour du Grand Prêtre, ils rendaient hommage à la beauté de la femme capable d’arracher à ses méditations même un ecclésiastique d’aussi suprême vertu ; ensuite parce que tout le monde comprenait bien que jamais l’amour du vieillard pour la grande dame ne pourrait être payé de retour. 
(…)

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Un Extrait page 262-263
(De la nouvelle « Onnagata« ) 

Kawasaki parla. «J’en ai marre de toute cette histoire. Quand le rideau se lèvera le soir de la première, je ne serai que trop content de disparaître du tableau. Les répétitions sur scène commencent demain ! C’est plus que je n’en peux supporter, tellement je suis dégoûté. C’est le pire boulot que j’aie jamais eu. J’en ai jusque-là. Jamais on ne m’y reprendra à me fourrer dans un monde qui n’est pas le mien. 
– Mais est-ce que vous ne vous y attendiez pas plus ou moins dès le début ? Après tout, le kabuki n’est pas du tout la même chose que le théâtre moderne. » La voix de Masuyama manquait de chaleur. 
Mais Kawasaki fit ensuite une remarque surprenante. «C’est Mangiku le plus dur à encaisser. Il me déplaît sérieusement. Je ne ferai plus jamais appel à lui pour une autre pièce. » Kawasaki suivait les arabesques des fumées sous le plafond bas comme pour y chercher le visage d’un invisible ennemi. 
«Je ne m’en serais pas douté. Moi j’ai l’impression qu’il fait de son mieux pour coopérer. 
– Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? Qu’est-ce qu’il a de si remarquable ? Ça ne me trouble pas tellement que les autres acteurs ne m’écoutent pas pendant les répétitions ou essaient de m’intimider, ou même quand ils font du sabotage en grand, mais Mangiku, c’est quelque chose que je ne peux pas comprendre. Tout ce qu’il fait, c’est me regarder fixement avec cette espèce de sourire de mépris sur la figure. Au fond il est absolument irréductible et il me traite en petit crétin ignorant. C’est pour cela qu’il fait exactement tout ce que je lui dis. Il est le seul qui obéisse à mes indications, et ça me rend encore plus enragé. (…)