A la ligne de Joseph Ponthus

Par Etcetera
Couverture chez Folio

J’entendais beaucoup d’éloges à propos de ce livre depuis sa parution en 2019 et je gardais toujours dans un coin de ma tête l’idée que je le lirais « un jour ». Heureusement, grâce à mon cercle de lecture, le jour en question a effectivement été déterminé et j’ai pu enfin concrétiser un souhait trop longtemps ajourné !

Note Pratique sur le livre

Éditeur : Folio (initialement La Table ronde)
Genre : Récit autobiographique
Date de publication : 2019
Nombre de pages : 273

Quatrième de Couverture 

Ouvrier intérimaire, Joseph embauche jour après jour dans les usines de poissons et les abattoirs bretons. Le bruit, les rêves confisqués dans la répétition de rituels épuisants, la souffrance du corps s’accumulent inéluctablement comme le travail à la ligne. Ce qui le sauve, ce sont l’amour et les souvenirs de son autre vie, baignée de culture et de littérature. 
Par la magie d’une écriture drôle, coléreuse, fraternelle, l’existence ouvrière devient alors une odyssée où Ulysse combat des carcasses de bœuf et des tonnes de bulots comme autant de cyclopes. 

Mon Avis

La forme de ce livre m’a semblé intéressante car elle est à la croisée de plusieurs genres littéraires : à la fois récit autobiographique, témoignage, et par moments poésie en vers libres, comme une sorte d’épopée – marquée par le choix du constant retour à la ligne.
Ce titre « à la ligne » fait bien sûr référence au travail à la chaîne. L’emploi du vers libre donne aux phrases un rythme particulier, souvent heurté, irrégulier – une scansion qui pourrait évoquer le mouvement des ouvriers et des machines en interactions.
Contrairement à certains intellectuels passés, comme la philosophe Simone Weil, qui allaient travailler à l’usine par un choix délibéré (soit par curiosité pour cette expérience particulière, dans un but d’analyse, soit par solidarité politique avec les ouvriers, dans un but révolutionnaire), il est à noter que Joseph Ponthus se retrouve ouvrier à l’usine par la seule faute des circonstances, acculé par la nécessité. Il est au chômage, ne trouve pas de place dans son secteur, et il a besoin d’argent. Son agence d’intérim n’a rien d’autre à lui proposer. Il n’est donc pas du tout libre de partir quand il veut et ne sait pas si cette situation sera durable ou pas. Il subit de plein fouet sa situation difficile et précaire, sur un pied d’égalité avec ses autres collègues. 
Joseph Ponthus devient ouvrier dans l’agro-alimentaire mais il a fait des études littéraires et il est doté d’une grande culture : au fil des pages nous voyons comment il accompagne son travail à l’usine par une constante recherche sur le langage. Certes, ses activités sont abrutissantes, harassantes, aliénantes mais par son inventivité langagière et la quête de jeux de mots révélateurs ou de formules bien frappantes pour définir ce qu’il est en train de vivre, il parvient à tenir le coup et, plus que cela, à révéler la « beauté paradoxale » de l’usine. Ainsi, quand il passe plusieurs heures à égoutter du tofu, il s’amuse à créer des contrepèteries à partir de cette activité. Ou quand il découvre que les poissons sur lesquels il doit travailler s’appellent des chimères et que lui-même devient du même coup un « dépoteur de chimères », son travail ne devient pas forcément plus facile mais, en tout cas, les choses semblent prendre une nouvelle dimension dans son esprit.
« A la ligne » est émaillé, tout au long de ses pages, de références à un grand nombre d’auteurs. Par exemple, à Apollinaire lorsqu’il compare le travail à l’usine avec la guerre de 14. Il cite l’historien Fernand Braudel et sa notion du « temps long ». Joseph Ponthus m’a donné envie de lire « Le Journal d’un manœuvre » du poète Thierry Metz, par l’éloge appuyé et chaleureux qu’il en fait. Plus que tout, la chanson française semble d’une importance primordiale dans sa vie à l’usine et le fait de chantonner tout en travaillant lui parait essentiel, presque vital, pour supporter son sort. Ainsi : Charles Trénet, Barbara, Jacques Dutronc, Brel, et beaucoup d’autres chanteurs et chanteuses populaires sont évoqués dans son quotidien. Il se réfère aussi, deux ou trois fois, à Samuel Beckett pour l’absurdité de ce travail.
Un livre fort, instructif, émouvant, souvent dur, littérairement beau, que je conseillerais sans hésiter !

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Un Extrait page 163

39

Mon chien Pok Pok

Si tu savais en rentrant chaque jour
Comme ça me coûte d’aller te promener

Je suis au bord de l’épuisement
Même pas au bord d’ailleurs
Complètement épuisé
Ravagé de fatigue
Prêt à m’endormir sur place à peine mon retour

Mais en rentrant à chaque fois
La joie et même plus que la joie de te savoir
derrière la porte
Vivant
À frétiller de la queue et du popotin
À faire cette fête des retrouvailles

Tu dois aimer cette odeur d’abattoir que je transpire
Mes mains que tu lèches comme des bonbons
Mes habits que tu renifles

À peine le temps de me poser
Faire descendre la pression
Boire une bière
Il faut aller se balader
Même si je n’en peux plus
Même si parfois je pleure littéralement de fatigue

Mais tu n’y es pour rien
Jeune chiot de six mois
Dans ces histoires de tueries d’humains
Tu veux juste courir
Jouer
Agripper l’océan sur la plage où nous avons coutume d’aller
Rameuter les oiseaux
Creuser le sable encore et encore
Ramener des bouts de bois des algues et encore courir et jouer

(…)

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Un Extrait page 204

Quelle poésie trouver dans la machine la cadence et l’abrutissement répétitif
Dans des machines qui ne fonctionnent jamais ou qui vont trop vite
Dans cette nuit sans fin éclairée de néons
blafards sur les carreaux blancs des murs les inox des tables de travail les tapis mécaniques et le sol marronnasse
Dans des animaux morts qu’on travaille à longueur de nuit puis de matin
Aucun oiseau ne vient jamais par une ouverture dérobée s’introduire dans nos ateliers
Les seuls animaux vivants sont les rats qu’on combat près des poubelles extérieures
On ne voit jamais les vaches vivantes
Nos gueules sont au mieux des portraits d’Otto Dix
Nos corps des atlas de troubles musculo-squelettiques
Nos joies des petits riens
Des bouts d’insignifiance qui prennent sens et beauté dans le grand tout le grand rien de l’usine
Un collègue qui aide juste en devinant ton regard
Un geste qui devient efficace
Une panne de machine de dix minutes et les muscles qui se relâchent
Le week-end qui ne tardera pas
La journée qui se finit enfin
L’attente de l’apéro
Manger à sa faim
Dormir de tout son soûl
La paie qui tombe enfin
Avoir bien travaillé

Avoir retrouvé une chanson oubliée qui fera tenir encore deux heures
Avoir retrouvé un couplet
Sourire

(…)

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