Si on connaît particulièrement bien les écrivains espagnols de plus de cinquante ans – les Muñoz Molina, Perez-Reverte, Marías ou autresVila-Matas notamment --, les générations suivantes ont moins de chance au niveau des traductions. Serait-ce parce que la qualité est moindre ? La seule façon de répondre à cette question est d’aller voir dans la langue, puisque les éditeurs de chez nous semblent bien frileux. Un bon point de départ est le recueil « Mutantes – Narrativa española de última generación » publié par la maison d’édition Berenice, basée à Cordoue : parmi la quinzaine d’écrivains – dont plusieurs fort connus en Espagne -, seuls Flavia Company et Isaac Rosa ont été traduits. A en juger par ce livre, la qualité est plus que présente…
Signalons tout d’abord l’une ou l’autre étrangeté. Le deuxième des articles d’introduction est une assez bonne présentation d’un panorama de la nouvelle espagnole et de son aspect traditionnellement réaliste et stylistiquement conservateur mais en train d’évoluer grâce aux auteurs ici réunis. Une partie non négligeable des textes de « Mutantes » est pourtant composée d’extraits de romans ou d’œuvres plus longues qu’une nouvelle. Ensuite, le sous-titre du livre lui-même est trompeur : última generación alors qu’aucun auteur n’a moins de trente ans et qu’un certain nombre dépasse les quarante. Il est vrai que la plupart n’a commencé à publier que dans les dix dernières années.
Peut-être plus sérieusement, on a reproché à ce livre de réunir des écrivains qui n’avaient pas grand-chose à voir ensemble. C’est le cas de toutes les anthologies, mais c’est sans doute plus ennuyant quand le but est, comme ici à première vue, de revendiquer une vision ou une attitude commune. Je dois dire que je trouve cette critique superficiellement juste. Les différences littéraires sont réelles – et heureusement ! qui a envie de lire vingt récits écrits de la même façon ? – mais ce qui réunit la plupart de ces auteurs est un souci commun de faire de leur travail une chambre d’échos du monde dans lequel ils vivent, c’est-à-dire un monde dans lequel la narration classique est devenue incongrue et l’option postmoderne déjà dépassée. C’est, pour les meilleurs textes, une littérature nouvelle qui veut vraiment être nouvelle. Réussir n’est sans doute pas la priorité : l’anathème c’est de ne pas tenter.
Dans cette optique, l’un des récits les plus réussis est sans aucun doute celui de Jorge Carríon, l'un des meneurs de l'excellente revue Quimera. Fils d’andalous ayant émigrés en Catalogne, il n’est ni catalan ni d’ailleurs et, face au nationalisme local, la question de son identité se pose. Il y répond ( ?) de manière admirable dans une nouvelle faite de fragments de textes retrouvés sur le web, qu’il s’agisse de discours nationalistes, d’odes à la catalanité par des écrivains du cru ou de ses propres réflexions sur sa famille, naguère publiées sur son blog. Grâce à une construction remarquable, Carríon évite l’écueil gadget de pareille mise en scène, et surtout, surtout créé des pages rares dotées de la force traditionnellement associée aux narrations classiques. Dans le même style, toujours assez réussi mais moins impressionnant ou essentiel, « Mutantes » reprend aussi un texte de Javier Fernández – l’éditeur de Berenice – écrit comme une suite d’articles sur les trois phases de mise en place d’un projet de chip cérébral donnant accès à un programme de réalité virtuelle. Tout le vocabulaire technocratique, ludique et transhumain fait partie d’un arsenal emmenant l’homme sur la voie de l’associalisation étatiquement et commercialement programmée. (Il ne faut pas manquer le programme « TV » de fin). De manière plus anecdotique mais fort amusante, Jordi Costa, critique ciné du País, nous propose une sorte de biographie intellectuelle dans un texte composé d’extraits de textes plus anciens. Tant qu’on en est à former des groupes, prenons celui de l’étrangeté, dans lequel rentrent sans problème Manuel Vilas et son bizarre récit tenderloinien, Carmen Velasco et son histoire du dernier macho en gynocratie ou l’Espagne alternative de Javier Pastor.
Enfin, ou presque, il me faut mentionner quatre pièces moins étranges ou moins mutantes – d’apparence, en tout cas – mais très réussies.Tout d’abord, celui de Juan Francisco Ferré – déjà l’auteur d’un des deux textes d’introduction --, qui commence par un paragraphe de la main d’un mannequin racontant son séjour londonien. La suite consiste en la reprise de chacune des phrases avec clarification par son auteur de ce qu’il y a vraiment derrière. Entre élaboration et corrections, petite leçon d’auto-tromperie à travers l’écriture. David Roas, quant à lui, spécialiste de la littérature fantastique, met en scène un écrivain poussé au désespoir par son incapacité croissante à se reconnaître dans ce qu’il écrit. Mario Cuenca Sandoval fait son apparition ici à travers un extrait de son roman « Cero absoluto », qui a l’air très prometteur, où il est question de folie et d’amour. Intrigué, on rentre immédiatement dans un texte rempli d’apartés culturels ou de références à des textes sur la psychiatrie ainsi que des critiques cinématographiques. Vicente Luis Mora, blogger littéraire le plus célèbre d’Espagne, propose une nouvelle très calvinesque, superbement écrite, racontant la création du Sahara à travers la dissimulation et subséquente disparition d’une formidable ville de l’antiquité.
Ce type d’anthologie est rarement d’une qualité constante et il y a bien sûr des récits plus faibles que d’autres. Je n’en citerai pas les auteurs. Je n’évoquerai pas non plus Isaac Rosa, Eloy Fernández Porta, Javier Calvo ou Agustín Fernández Mallo, évoqués (bientôt dans le cas de Porta et de Mallo) par ailleurs. Dans l’ensemble, j’ai été assez impressionné par ces écrivains au travail particulier, d’un type qu’on ne voit pas en France – et ce sans vouloir donner un sens négatif ou positif à cette remarque. On sent que nombre d’entre eux ont une connaissance assez bonne de ce qui s’est fait de mieux aux Etats-Unis depuis quarante ans, mais il ne s’agit pas tant d’une influence que d’un héritage absorbé, comme l’est celui de la musique contemporaine, des médias, du ciné, de la culture pop. Pas de régurgitation incontrôlée mais bien ce qui semble être un processus de maturation théorique, critique et narratif. Personne ne sera surpris, une fois le livre lu, de constater la quantité de bloggers, traducteurs, critiques ou académiques qui se trouvent ici : la surprise viendra peut-être plutôt de la qualité du travail présenté.
Je me dois, pour terminer cette note, d’évoquer « Faux-filet », la nouvelle de Mercedes Cebrían. C’est loin d’être la meilleure du lot, mais je pense qu’elle en dit pas mal sur cette « génération » d’écrivains espagnols. Le Faux-filet est un restaurant madrilène qui prétend être français. Mélange de faux-luxe et de mauvaise bouffe, il est destiné à une clientèle pseudo-sophistiquée. A la grande surprise des patrons, le tout Madrid intello accourt en sachant que tout est toc : le dernier chic est de venir se faire tromper en sachant se faire tromper. La surprise est encore plus grande lorsqu’un couple de Français propose de franchiser la formule et de l’exporter à Paris. Autre succès énorme : on y voit Pivot. Le plaisir naît non seulement de se faire tromper en sachant se faire tromper mais en plus de se faire renvoyer l’image espagnole de ce qu’est être Français, en pensant savoir ce qu’est être Français. Cebrían de préciser que c’est un peu comme être femme et vouloir être drag queen pour voir ce que ça fait d’être un homme qui se déguise en femme. C’est de ce monde là que parlent les mutants.
Mutantes, Berenice, 20€