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Voyage au bout des ténèbres de l’inceste

Par Ellettres @Ellettres

Ma première rencontre avec Neige Sinno, c'est sa voix captée sur une bribe d'émission de radio. Ça devait être le " BookClub " de Culture. Une voix légère comme une aile de papillon qui disait des choses implacables, comme le fait que l'inceste, que l'on croit monstrueux, exceptionnel et forcément " chez les autres " est en réalité partout, à la base de notre société. Ses mots m'ont prise au collet, ils témoignaient d'une vérité qui m'a coupé le souffle. J'ai alors compris qu'elle avait écrit un livre à partir de sa propre expérience de victime d'inceste.

Voyage bout ténèbres l’inceste

Ce n'est pas la première fois qu'un bouquin sur le sujet crée l'événement. Récemment il y a eu " La familia grande " de Camille Kouchner. Mais bien que je ne dénie ni les qualités ni le bien-fondé de telles entreprises littéraires, j'éprouve toujours une certaine réticence à les lire. Il y a un côté people qui m'en détourne (à tort sans doute). Cette fois, c'était différent. " Triste tigre ", ce récit à plusieurs niveaux d'un inceste dans une famille anonyme, semblait vouloir dépasser l'événementiel pour aller racler les soubassements de la monstruosité humaine, pour que ce soit dit, disséqué. Ce livre-là allait me donner une chance de me confronter au tabou de l'inceste. Je l'ai acheté à Noël, en ai survolé les premières pages pour " me faire une idée ". Aussitôt eu le sentiment de démarrer une conversation passionnante et effrayante avec l'autrice, mais je n'étais pas prête. Le livre a donc pris la poussière sur mon étagère.

Au printemps, j'ai appris que " Triste Tigre " avait reçu le prix Goncourt de la Suisse* et que son autrice était invitée à recevoir son prix à Lausanne au Palais de Rumine le 23 mai. Symbole fort, à deux pas de chez moi ! Ni une, ni deux, me voilà inscrite à l'événement, histoire de faire d'une pierre blanche deux coups : lire ce bouquin essentiel et rencontrer son autrice, tout ça avec une date butoir pour me forcer à m'y mettre. Honnêtement, je l'ai ouvert deux heures avant la rencontre avec Neige Sinno, la boule au ventre, et en allant à la rencontre je ne l'avais évidemment pas terminé (c'est ballot).

" Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c'est ce qui se passe dans la tête du bourreau. "

Le livre démarre par cette phrase qui résonne comme la suite d'une réflexion entamée depuis longtemps par l'autrice. " Portrait de mon violeur ", c'est le titre du premier chapitre. On sait dès le départ qu'elle parle de son son beau-père qui l'a violée et abusée de nombreuses années dans son enfance. Au palais de Rumine, l'autrice a expliqué le choix d'entrer dès les premiers mots dans le vif du sujet : " je ne voulais pas qu'on apprenne au milieu du livre que la petite fille avait été violée ". Pas de suspense donc, mais aussi un refus de l'esthétisation de l'horreur. L'honnêteté avant tout, jusque dans le choix des mots. Ce n'est pas l'écriture plate d'Annie Ernaux non plus, Neige Sinno écrit comme elle s'exprime à l'oral, avec aisance et sans façons. C'est ce style, s'apparentant au flux de pensée de Virginia Woolf, qui tient son lecteur en haleine jusqu'au bout.

L'autrice convoque ses souvenirs, mais aussi son regard d'adulte sur l'enfant qu'elle était, ses parents, leurs aspirations, son milieu social de néo-ruraux bohèmes un peu miteux. Elle analyse, beaucoup, le phénomène incestueux, de l'intérieur, mais aussi de ce qu'il représente dans notre société et nos représentations mentales. Pour cela elle dialogue avec des auteurs comme Nabokov ou Angot, Despentes et Ernaux, Woolf, Carrère, Toni Morrison, et d'autres. Elle n'hésite pas à faire le grand écart entre sa subjectivité et des données plus objectives, en se basant sur sur des photos, des coupures de journaux, des lettres, des textes juridiques, des statistiques, des études psychiatriques, pour tenter de cerner avec le faisceau le plus large d'outils conceptuels cette " forme d'extrême violence sans violence " que sont les abus sexuels sur mineurs. Elle pose beaucoup de questions difficiles, voire impossibles à répondre. Que se passe-t-il dans la tête d'un violeur d'enfant ? Comment se fait-il que certains passent à l'acte quand d'autres ne le font pas ? Que ressent et que se dit un enfant incesté ? Que peut faire une victime de ce qu'on lui a fait ? Et pourquoi l'inceste, soit l'abus sexuel d'un enfant par un membre de sa famille, existe-t-il ?? Le titre du livre lui-même renvoie entre autre au poème de William Blake " The Tyger " qui pose la question de la dualité de l'innocence et de la prédation.

L'innocence, c'est ça qu'il y a à voir, la plus pure innocence. Et ce qui attire, c'est peut-être simplement la possibilité de la détruire. "

Neige Sinno est honnête, c'est le moins qu'on puisse lui accorder. Sans voyeurisme malsain mais sans fausse pudeur, elle décrit certaines scènes sexuelles ignobles entre son beau-père et l'enfant qu'elle était. Il faut le savoir. Mais ce n'est pas gratuit, et encore moins racoleur. Et elle sait prendre en compte les sentiments potentiels de dégoût et d'horreur de son lecteur (ce qui est quand même un comble : c'est elle qui a vécu le trauma, mais c'est nous lecteurs qui exigeons d'être ménagés !). Avec pédagogie elle explique qu'il est important d'en passer par là, par la description de la violence, car la société ne veut justement pas entendre parler de cet " oeil du cyclone noir et aveuglant ". Je dois bien avouer que c'est mon cas et ç'a clairement été la partie la plus éprouvante de ma lecture : tomber, au détour d'un paragraphe plutôt anodin d'analyse méta-événementielle, sur une phrase qui vous rappelle brusquement la matérialité crue de l'acte. Bam, coup de massue. La sidération toute secondaire du lecteur peut ici peut-être renvoyer en raccourci (si j'ose dire) à la sidération traumatique de la victime qui se fait " piéger " elle, bien dans le réel, mais dans un acte déréalisant. Or Neige Sinno veut dire et comprendre la mécanique interne du viol, alors même que celui-ci échappe à notre raison :

" Tout ce qui a trait au viol se passe dans une dimension à part, une dimension bizarre, qui est physiquement la même que celle où se déroule le reste de la vie, qui s'y superpose comme un double d'une insupportable clarté. "

Il est bien dur de se payer de mots sur un tel sujet. On ne peut tenir longtemps du bla-bla de comptoir quand des enfants sont détruits au fondement de leur être par le vouloir d'un adulte tout-puissant. L'autrice, à la fois juge et partie, met en lumière sous plusieurs angles la perversion fondamentale qu'est l'inceste. Cela est sensible dans son analyse de Lolita de Nabokov. Elle montre combien le narrateur, Humbert Humbert, fait croire au mensonge d'une Lolita à demi-consentante de la relation pourtant abusive qu'il lui impose : " Le livre est écrit de telle façon que le lecteur soit témoin du double jeu de la conscience perverse qui transforme les éléments du réel pour les adapter à la justification de son fantasme. Pourtant, beaucoup de gens prennent l'absurde à la lettre. Ils imaginent eux aussi une Lolita dévergondée [...] " . C'est pourquoi d'ailleurs, Humbert Humbert ne veut pas détailler ses scènes de sexe avec la jeune Lolita de 12 ans, il veut juste " décrire la magie particulière des nymphettes ". Le bourreau est un tartuffe.

Neige Sinno, elle, ne se souvient que trop de ces moments impossibles des innombrables viols infligés par son beau-père de ses environ 7 ans à ses 15 ans et nous en restitue la teneur agonistique :

" ... c'est donc à tout moment disponible, dans une forme toujours égale, une forme dans laquelle les sensations de trop de réel et d'irréalité se confondent, comme s'il s'agissait d'une seule sensation, la sensation d'une révolte de l'être tout entier qui, en se révoltant contre ce qui ne peut pas cesser de se produire, s'anéantit. "

Or c'est le mensonge de beaucoup de violeurs d'enfants qui enveloppent leurs actes d'une couche de déréalisation et font croire, y compris à leur victime, qu'elle était partie prenante et consentante, au moins en partie, et qui ainsi la maintiennent ferrée dans la culpabilité (" il me rendait complice de son viol ") et le mensonge*, qui enrobent leurs actes par toute une logorrhée psychologico-nombriliste qui ne tourne qu'autour d'eux et ne se soucie absolument pas de ce ressent ou pense la victime. Il y a une inversion où le bourreau devient la victime, et la victime le bourreau. Au point que l'autrice se demande si le monstre se comprend lui-même. S'il le faisait, s'il prenait conscience des actes commis, elle pense qu'il se donnerait la mort. Mais dans la réalité, les violeurs clament leur droit à une seconde chance, tandis que ce sont souvent les victimes qui se suicident pour échapper à la souffrance d'avoir été " scindées en deux ". Neige Sinno cherche néanmoins à comprendre la psychologie du monstre, à la passer au scalpel. Mais sans lui accorder l'importance ontologique que celui-ci réclame.

Est-ce que nous sommes fascinés par eux [les criminels] ? Je ne sais pas. Je ne crois pas. Nous aimerions comprendre. Ils représentent pour nous quelque chose qui nous résiste absolument, qui est au bord de nous, mais où nous ne pouvons pas ou ne voulons pas aller.

In fine, l'autrice, professeure de littérature américaine dans une université mexicaine, cherche-t-elle à " sublimer " son traumatisme d'enfance, à faire oeuvre de rédemption ? Point du tout. Elle n'écrit pas pour réparer ni pour témoigner. Elle dit et redit combien ce livre n'est pas une confession, ni un témoignage, ni un journal intime : elle n'est pas que dans le récit puisque l'analyse y tient une part égale. Elle a longtemps reculé devant la possibilité même de l'écrire, car elle pensait que lors du procès qui condamna son beau-père à 9 ans d'incarcération, elle avait déjà tout dit. Elle va même jusqu'à penser qu'en écrivant ce livre, elle répond au voeu de son beau-père qui la jugeait intelligente et lui disait qu'avec ce qu'elle avait vécu avec lui, elle aurait un matériau d'intérêt à faire valoir ! Écrire se retournerait encore une fois contre la victime, comme une victoire symbolique du bourreau. Elle ne veut pas exister en tant que victime, devoir sa notoriété à son violeur.

" Exister à mon tour par le biais de quelque chose que je n'ai pas fait mais qu'on m'a fait. Quel cauchemar. Et pourtant je vais l'écrire quand même, dans une espèce de rébellion insensée. "

Alors justement à cause de cette impossible quadrature du cercle, Neige Sinno se veut d'une indépendance radicale vis-à-vis de toute tentative de récupération de son texte. Elle s'attaque au mythe de l'écriture comme thérapie : il lui est impossible d'être victorieuse ni " réparée " par l'écriture car le viol s'attaque au fondement de l'être.

Un abus sexuel sur un mineur n'est pas une épreuve, un accident de la vie, c'est une humiliation profonde et systémique qui détruit les fondements mêmes de l'être. Quand on a été victime une fois, on est toujours victime. Et surtout, on est victime pour toujours. Même quand on s'en sort, on ne s'en sort pas vraiment. "

On est dans une logique où même " s'en remettre " reviendrait à être " un élément en [la] faveur [du violeur], qui le dédouane de ce qu'il a commis ". Elle ne s'imagine pas qu'écrire ce livre sauve qui ce soit, ni elle, ni les autres victimes, ni empêche d'autres incestes d'advenir. Enfin, pour elle il n'y a pas de solution particulière à l'inceste. L'inceste est " le berceau des dominations ", et tant que les autres dominations persisteront, l'inceste continuera, et vice-versa. Lire Neige Sinno donne le vertige. Sa pensée qui se construit en spirale, de réfutations en récusations, ouvre paradoxalement des perspectives révolutionnaires de transformation sociale.

Alors, pourquoi l'a-t-elle écrit, finalement, ce livre ? Je n'ose trop m'aventurer dans ses intentions, car bien qu'elle les détaille (ou plutôt fasse la liste de ce que ce texte n'est pas), elle fait aussi bien comprendre que tous les commentateurs de son livre pourraient bien être sujets à " délirer " dessus. Alors d'avance je te prie de m'excuser, Neige Sinno, si mes mots sont si patauds. Je ne cherche pas à me mettre à ta place, mais j'aime bien essayer de comprendre celle qui veut comprendre.

Il me semble donc que c'est dans un rapport complexe aux autres victimes et au langage que l'autrice situe son entreprise littéraire. Au Palais de Rumine, elle disait qu'il était presque impossible de mettre du langage sur ce vécu de l'inceste. Pour elle, sa place c'est " d'éclairer une complexité dans laquelle j'essaie de descendre " et c'est pourquoi elle déroule ses longues phrases fluides et acérées pour sonder ce trou noir de l'existence. Elle reconnaît aussi qu'il y a " pire " que son cas. Mais comment faire une gradation du pire, alors qu'un viol quel qu'il soit, est toujours et déjà une catastrophe ? Elle utilise le langage comme pouvoir de le dire, et de dire la vérité, alors que les victimes d'incestes sont maintenues dans le mensonge pendant de nombreuses années ( " On se construit, on apprend à dire moi en étant toujours et déjà en train de mentir ". ). Prendre la parole déjoue la logique de déréalisation et de silenciation. Parler non pas " au nom " des autres victimes d'inceste, car elle ne peut se mettre à leur place, mais en tant que survivante.

" Il faudra que je me taise et que je laisse la parole à celles et ceux qui en ont plus besoin que moi. C'est vers ce silence que je dois tendre [...] Mais pour l'instant, puisque j'ai la parole, puisqu'on me l'a donnée ou parce que je l'ai prise, j'irai jusqu'au bout. [...] Je me dis que je suis encore là parce qu'il faut que je raconte tout cela, que j'essaie de mentir le moins possible, de ne pas enjoliver ni enlaidir [...] "

A ce stade de mon billet, je me demande si certains ne se demanderont pas si cette lecture, certes importante pour prendre conscience de la portée du phénomène incestueux, n'est-elle quand même pas une corvée par laquelle on doit, certes passer pour être un bon citoyen, mais qui serait quand même bien pénible ? Eh bien malgré tous les affects parfois forts par lesquels je suis passée en lisant ce livre, et toutes les peurs que j'avais avant de le lire, j'ai envie de répondre bien fort : NON, ce livre n'est pas pénible à lire, même s'il peut choquer parfois (à bon droit), et OUI, il est absolument passionnant ! Si on accepte de se laisser bousculer par le sujet, on est emportée par la voix de l'autrice qui nous tient en haleine et nous emmène très loin dans des contrées de toutes sortes : des lieux réels certes (la Haute-Savoie où elle a grandi, le Mexique), mais aussi son milieu familial (peinture sociale nuancée qui m'a prise aux tripes, perso), et les éblouissantes analyses littéraires sur les histoires écrites par d'autres qui éclairent un pan de son propre vécu. Neige Sinno le dit dans son livre et ellle l'a redit à la rencontre lausannoise du 23 mai : elle a aussi vécu des grands moments de bonheur dans son enfance (scoop : les victimes de viol ont souvent des vies " normales ", " banales ", " comme tout le monde "), elle a un sens de l'humour et de la dérision très prononcé, elle a vécu aussi autre chose que le viol... et puis il y a ce plaisir de la lecture que lui a enseigné son vrai père et qui va la porter toute sa vie, qu'elle nous fait partager : ce plaisir de faire des connexions entre les textes littéraires, de réfléchir dessus, de se laisser porter par eux... dans la tradition qui veut que les histoires écrites ou racontées par d'autres ont des clés à nous révéler pour éclairer nos propres conflits intérieurs.

Je n'ai pas du tout le sentiment que mes mots étaient à la hauteur de ce grand livre, alors voilà, lisez-le, ce sera plus simple. C'est un grand, puissant livre, qui a bien mérité les prix et l'attention reçue, même si on espère forcément, au fond de soi, comme Neige Sinno, que l'inceste ne soit plus jamais un sujet de livre parce qu'il ne définirait plus les relations humaines (mais on ne se fait pas trop d'illusions... sans parler du viol en général, une triste affaire pénale actuelle se rappelant à nous.)

*Il a aussi reçu le Goncourt des lycéens 2023, le prix Femina 2023, le prix littéraire Le Monde... * alors que les études montrent que le consentement à l'acte sexuel ne peut être solidement formé avant au moins l'âge de 16 ans - et encore, il ne faut pas qu'il y ait un trop grand écart d'âge.

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