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En attendant le banquier famélique

Publié le 10 septembre 2024 par Nicolas Esse @nicolasesse

_Un deux, un deux. 

Deux coups de grosse caisse. Un accord distordu.

_ Tu peux me mettre un peu plus d’aigus
_ Et plus de retour s’il te plait.

La guitare vrombit. La grosse caisse suit et c’est parti. L’attaque d’un son énorme fracasse les murs de la ville endormie. Sur la scène plongée dans la pénombre, quatre musiciens envoient tout d’un seul coup. Trente secondes, peut-être plus. S’arrêtent brutalement. Le silence qui suit fait deux fois plus silence. Retour vers la régie.

_ Ok pour moi.
_ Encore un db en plus pour la guitare.
_ Bon, on y va les gars on fait la dernière en entier et après on arrête.

On se promène comme ça dans la ville écrasée par le poids de l’été. Dans le gobelet la crème glacée fond trop vite et on cherche un peu d’ombre pour éviter de s’en mettre plein les mains. Au moment où on va s’asseoir, trois, quatre, une déflagration se produit qui vous ouvre de l’intérieur, vous aspire et vous plante là, les doigts tartinés de sauce sucrée, réduits à une paire d’oreilles reliées au coeur.
Cinq minutes plus tard votre monde est repeint d’une autre couleur.

Au responsable du son, j’ai demandé le nom du groupe. Il s’appelait «Sahel» et jouerait le soir, à 21 heures. Nous sommes revenus alors qu’ils allaient commencer. Il y eut un peu de tout. Du rock hargneux, du rap, de la bossa nova remusclée. La voix agile, fragile, brisée. Le rythme bien carré et un torrent d’énergie contrôlée. On ne sait pas pourquoi un son nous renverse, un atome ami, une molécule qui s’acoquine avec une autre molécule, allez savoir. Sur la scène, le chanteur bondissant transpirait abondamment. Des mots-mitraille, pressés, urgents, l’absolu, le doute, les questions et le désolant décompte des petites pièces qui manquent pour faire un total décent.

Le concert terminé et les mains douloureuses d’avoir trop frappé, une fois de plus, je me suis demandé pourquoi. Ces quatre personnes avaient fabriqué la chose la plus précieuse au monde, un instant de pure merveille que nous allions garder avec nous cette nuit-là et toutes les autres nuits. Alors, pourquoi au nom du ciel ces musiciens devaient-ils forcément crever la faim ?

Le jour suivant, j’apprenais que le directeur d’une très grande banque de ce très beau pays encaissait en un jour le salaire d’un travailleur très moyen en un an. Au-delà de l’indécence du montant, on peut s’interroger sur l’impact véritable de ce comptable sur nos terriennes existences. On objectera que ce grand financier finance de grands projets alors que notre musicien fait beaucoup de bruit pour rien.
Certes.
Pour ma part, je garde l’espoir qu’un jour pas trop lointain, la roue de la fortune se retourne et que, fatigué d’être dépensé en vain, l’argent décide de changer de mains.


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