Bigger Than Life de Nicholas Ray

Par Mespetitesvues

À sa sortie aux États-Unis, en août 1956, Bigger Than Life n'a pas été un grand succès. En France, au contraire, les Cahiers du cinéma avaient très vite mis le doigt sur les qualités scénaristiques et esthétiques de ce drame prenant réalisé par Nicholas Ray. Le temps a donné raison à Godard et Truffaut, puisque bon nombre d'analystes le considèrent comme l'un des meilleurs films américains des années 1950.

Il faut dire d'emblée que l'histoire de Bigger Than Life est beaucoup plus originale et tortueuse que la moyenne des drames humains produits par les grands studios à cette époque. On y suit un instituteur et père de famille obligé d'allonger ses quarts de travail pour pouvoir s'offrir le niveau de vie luxueux ( James Mason) qui vient avec une vie respectable et une belle maison de banlieue. Lorsqu'ils lui diagnostiquent une rare inflammation artérielle, ses médecins lui prescrivent un médicament expérimental aux vertus miraculeuses : la cortisone. Mais le malade ne suit pas strictement ses prescriptions et réagit très mal aux corticoïdes. Progressivement, il se transforme en papa brutal et paranoïaque et en intellectuel fanatique, dont la déclaration " God was wrong! " reste un moment de cinéma jouissif comme on n'en voit assez rarement.

Bigger Than Life ( Derrière le miroir en VF) se distingue par sa critique férocement ravageuse de la famille nucléaire type et, plus largement, de la société de consommation américaine. On pourrait même dire que Ray se livre à un véritable derby de démolition contre la face visible, mais faussée, du rêve américain. Il n'est pas le premier ni le seul à l'avoir fait, mais ce qui surprend ici c'est la force de son regard, loin d'être la norme chez ses collègues. En outre, Ray s'amuse à brouiller les cartes en multipliant les formes élégantes, le splendide trompe l'oeil du CinemaScope, les espaces intérieurs chaleureux et les teintes chatoyantes du Deluxe Color.

Mais sous la forme se cache le mal. Le dernier droit - alors que le prof a basculé de l'autre côté du miroir - est à ce titre très révélateur de ce que devait penser le militant Ray face au système capitaliste. On peut difficilement lui donner tord, soixante ans plus tard, en constatant les troublantes inégalités qui subsistent encore dans nos sociétés.

L'autre volet abordé est plus direct, plus visible. Le scénario aurait été écrit à partir du cas d'une institutrice de Long Island, survenu en 1948, alors que la cortisone venait juste d'être mise en marché. La société pharmaceutique qui produisait la cortisone à l'époque redoutait l'effet néfaste qu'aurait le film, alors qu'au moment de sa sortie de nouvelles formulations avaient fortement réduit les dosages, éliminant ainsi bon nombre des effets secondaires dangereux qui s'étaient avérés mortels six ans plus tôt.

N'empêche que Nicholas Ray a souffert de dépendance - en l'occurrence à l'alcool - et que Bigger Than Life est aussi le reflet de sa crainte des addictions et de son sentiment de méfiance face aux découvertes expérimentales. Notre héros pouvant plus facilement passer pour un cobaye que pour un patient aux yeux des spécialistes qui lui prescrivent le médicament miraculeux. On trouve d'ailleurs encore aujourd'hui dans la documentation scientifique des exemples de nouvelles drogues aux effets secondaires dramatiques. Les cas sont rares - le film devait à l'origine s'appeler " One in a Million ", un sur un million - mais ils existent bel et bien.

Enfin, je termine en soulignant les prestations impeccables de James Mason - qui était aussi producteur - et de la charmante Barbara Rush, décédée en mars dernier, intense dans la peau de l'épouse désarçonnée. Dans le rôle du collègue dévoué, on retrouve un jeune Walter Matthau (son quatrième long métrage en carrière) déjà très convaincant.

Bigger Than Life n'est peut-être pas le chef-d'œuvre de Ray comme le prétendent certains (le dénouement est trop simple pour convaincre), mais c'est certainement une très probante démonstration de la valeur de l'oeuvre de celui qui nous a donné les inoubliables Johnny Guitar, Rebel Without A Cause, On Dangerous Ground ou They Live By Night et les moins connus Wind Across The Everglades et A Woman's Secret.

Disponible en Blu-ray et DVD dans la collection Criterion.

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