Un intéressant débat s’est ouvert sur le concept de résilience, depuis longtemps souligné comme digne d’intérêt par Joseph Henrotin (rendons à César…) et repris dernièrement dans le Livre Blanc. Les commémorations qui ont suivi le décès des dix soldats français tombés en Afghanistan ont remis le sujet à l’ordre du jour et la blogosphère stratégique n’a pas manqué de s’interroger elle aussi (voir un résumé de ces débats sur Guérillas).
Bien modestement, et avec un peu de retard, je livre à mon tour quelques réflexions sur ce thème, en espérant qu’elles pourront contribuer à enrichir les échanges ainsi qu’à clarifier ma propre compréhension de cette mécanique complexe.
- Quelle résilience en fonction des acteurs de la trinité étatique ?
Si l’on veut appliquer un mécanisme psychologique individuel (la capacité à encaisser les aléas de la vie sans rebuter devant l’obstacle ou sombrer dans la dépression une fois les coups reçus) à toute une communauté nationale en période de conflit, il faut bien établir que tous ne sont pas concernés de la même manière et avec la même force : militaires, civils et autorités politiques doivent chacun gérer des degrés, des directions et des intensités différents de tensions qui mettront à mal leurs capacités de résilience.
Les forces armées sont les mieux préparées, du fait de leur formation et des épreuves qu’elles endurent dans l’exercice de leurs fonctions, à subir et à tenir. La population civile, de son côté, doit faire face à deux axes de résilience : soutenir l’action des troupes dans la durée sans être elle-même impliquée dans des combats lointains ; supporter les éventuels coups reçus à domicile, qu’il s’agisse d’attaques terroristes ou, dans le cas d’un conflit régulier, des menaces liées aux bombardements stratégiques (via missiles ou aviation). Enfin, cumulant toutes les pressions, les gouvernants doivent fortifier la résilience des civils et des militaires en prenant les décisions adéquates, tout en étant eux-mêmes individuellement capables de tenir sous la pression des événements.
- Pour les civils, la résilience n’est sans doute pas la même selon qu’on parle du terrorisme et des pertes au combat.
Bien sur, le public est le même, mais la menace est différente, autant que le contexte d’où émane les « chocs » qu’il subit. Le terrorisme vise prioritairement des civils innocents, au cœur de leurs activités quotidiennes : il projette une image de la guerre là où elle ne devrait pas se trouver. D’où l’effroi et l’horreur que de tels actes inspirent et l’ampleur des traumatismes psychologiques qu’ils provoquent.
Pour les pertes subies par les troupes au combat, le mécanisme est différent : quoi qu’on en dise, le public sait bien que les militaires sont exposés au danger et que la mort est un risque qu’ils acceptent. C’est aussi ce don ultime de soi qui les rend si admirables. Les pertes seront donc ressenties comme douloureuses, mais malheureusement inévitables si tant est qu’on a bien compris que c’est dans une guerre, et une guerre dont on peut voir la fin, que nos troupes sont engagées. L’opinion ne sera en fait choquée sur le long terme, et avec des conséquences sur l’issue de l’engagement, que dans certains cas bien précis : si ses pertes sont dues à l’incompétence ou à un équipement déficient (ce qui revient à peu près au même) ; si elles n’étaient pas prévues (autrement dit, si les autorités politiques ont menti sur la réalité du déploiement) ; si elles ne semblent mener à rien sur le plan stratégique (on fait la guerre pour obtenir une meilleure paix, la guerre pour la guerre n’est pas une option).
- L’initiation à la résilience, c’est la connaissance.
Mais attention de ne pas confondre la connaissance et l’information : la première suppose que le récepteur des données dispose d’un bagage intellectuel, culturel, moral qui lui permet de raisonner ce qu’on lui présente dans le sens requis. L’information se contente, dans le meilleur des cas, de jeter les faits « bruts » qui, sans analyses, peuvent devenir hautement perturbants. Bien sur, l’éducation qui suppose l’acquisition de la connaissance est un vaste travail qui ne peut se bâtir que sur le long terme et à condition d’une véritable volonté collective, incarnée par les plus hautes autorités. Du reste, l’éducation, en particulier à l’échelle d’une génération, ne peut pas tout : la résilience est aussi innée, fruit de l’histoire nationale, d’une culture spécifique autant, si ce n’est plus, que d’un apprentissage sur le tard.
D’un certain point de vue, on peut même dire que l’information, mal présentée et, pire encore, mal comprise, peut facilement devenir l’ennemie de la résilience.
Ce qui nous amène à une autre idée qui est que la résilience ne naît pas forcément de l’habitude : des chocs cumulés, à l’instar d’une pluie d’informations désagréables, ne renforcent pas toujours une cuirasse psychologique ; ils peuvent au contraire venir à bout de l’armure initiale, en particulier si celle-ci était fragile, mal soutenue ou inconsistante.
La connaissance (des menaces possibles, des enjeux géostratégiques, des mécanismes de la guerre, et notamment de l’incertitude intrinsèque à cette activité) permet également de surmonter le plus grand ennemi de la résilience : la surprise. Celle-ci peut être bonne (et Joseph Henrotin cite l’exemple des Anglais pendant le Blitz qui, s’attendant à l’apocalypse venue du ciel décrite par les théoriciens de l’entre-deux-guerres, furent presque soulagés devant des bombardements, certes meurtriers, mais loin des effets escomptés), mais elle est plus souvent une source de déstabilisation psychologique potentiellement fatale.
- La perpétuation de la résilience, c’est la volonté politique.
In fine, et sur le long terme, c’est la volonté politique de la Nation, incarnée par ses plus hauts représentants, qui assure la permanence de la résilience. Il faut bien le reconnaître : en période de conflits, le rôle du ou des dirigeants est primordial. Tous les militaires savent que, sur le terrain, un chef qui doute est contagieux au point de saper la confiance de toute son unité, avec des résultats évidemment dévastateurs.
En période de conflit, où tous les acteurs de l’état sont impliqués, ce qui est vrai pour une section l’est aussi pour un peuple. Ainsi, un dirigeant politique incertain et falot générera autant d’inquiétudes qu’un leader s’acharnant dans une direction erronée, même si la volonté du second permet de soutenir l’effort plus longtemps que la mollesse du premier.
Dans l’histoire récente, on pense bien sur à Churchill, Roosevelt ou même à De Gaulle (qui imposa, en quelque sorte, sa résilience individuelle à une collectivité qui l’avait perdue). À l’inverse, une IVe République instable et sans leader incarné n’a pu imprimer de véritable volonté politique au cours des conflits auxquels elle dut faire face (qu’il s’agisse des guerres d’Indochine et d’Algérie ou de Suez).
En conclusion de ce petit inventaire, il se dégage l’idée que la résilience touche tous les acteurs étatiques, mais selon des axes et avec des tensions différents ; qu’elle est affaire de culture, de connaissance plus que d’informations ; que son durcissement et sa perpétuation sur le long terme sont presque entièrement du ressort des autorités politiques et le résultat de leur volonté.
Une fois de plus, et comme toujours, l’attitude du politique commande la réussite ou l’échec de la stratégie…