Voilà un livre qui a brassé mes émotions ! Des lettres qui m'ont fait faire un bond dans le temps, dans mon enfance, à cette époque maudite de la diabolisation du corps, celui des femmes en particulier. Une lecture difficile, mais tellement instructive à plusieurs points de vue. Mais de quoi est-il donc question ? Des Lettres sur la sexualité humaine, échange épistolaire remarquable et subversif entre Marie-Victorin, frère des Écoles chrétiennes et Marcelle Gauvreau, son élève, son émule, son assistante, son amoureuse.
Inspirée par cette correspondance, Lyne Charlebois en a tiré un film, Dis-moi pourquoi ces choses sont si belles, qui nous fait découvrir avec doigté et délicatesse la relation qui se développe entre ces deux êtres épris de science botanique. Mais qui laisse aussi planer quelques questions, notamment celle du contact charnel entre les deux amoureux, questions auxquelles le livre apporte des réponses partielles.
Rappelons que le frère Marie-Victorin est une personnalité importante au Québec pour sa contribution à l'étude des sciences naturelles dans un Québec où les autorités religieuses rejettent encore la théorie évolutionniste. On lui doit des publications majeures, telles La Flore laurentienne, la mise sur pied de la Société canadienne d'histoire naturelle, la création du Jardin botanique de Montréal. Notamment. Pour plus de détails, lisez la page qui lui est consacrée sur Wikipédia. Marcelle Gauvreau, pour sa part, est une jeune fille dont l'intérêt pour les plantes la mettra en contact avec Marie-Victorin. Elle deviendra son élève, puis son assistante. Ils correspondront entre 1932 et 1944, année de la mort de Marie-Victorin.
Donc une correspondance d'une douzaine d'années dont l'essentiel porte sur la sexualité humaine. À première vue, rien de bouleversant dans ce sujet qui est traité avec un souci de précision scientifique qui peut même devenir lassant tant il est descriptif, fouillé. Il est important de savoir que cette correspondance était absolument secrète. Dans la société québécoise des années 30, l'Église avait une emprise immense sur tous les rouages du pouvoir (politiques, éducationnels) ainsi que sur la famille et la chambre à coucher ! La mise au jour du contenu de cette correspondance et ce qu'elle révélait des relations qu'entretenait un religieux avec une femme aurait sonné la fin de la carrière de Marie-Victorin et l'ostracisation de son assistante. Les deux en étaient bien conscients. " D'ailleurs, si nous nous écrivons ces choses au lieu de se les dire, c'est que les conventions sociales ne nous laissent guère d'autres portes. ", écrit Marie-Victorin. Ils doivent faire preuve de " toute la discrétion imposée par l'implacable machine sociale ", note-t-il encore.
Mais quoi ? Sous une apparente sérénité, il me semble que ces deux êtres se débattent dans des contradictions douloureuses. Ils ne nommeront toujours qu'amitié ce que l'on ressent comme la passion grandissante qui les unit. De plus, ils insistent l'un et l'autre sur la pureté de leur relation, sur sa légitimité, comme s'ils devaient s'en convaincre eux-mêmes, tant est forte la voix officielle qui la condamnerait. Autant ils parlent sans tabous de tous les aspects de la sexualité, autant on sent ces mêmes tabous les tarauder quant à leurs sentiments. Elle l'appelle père, papa, lui, chère fille. Ça donne envie de crier !
Malgré cela, on ne peut que s'incliner devant ces deux êtres d'exception qui se sont créé un univers secret leur permettant de partager leurs passions scientifiques et amoureuses dans un monde sclérosé dont l'éclatement était inévitable et auquel ils ont sans doute contribué par leur détermination à ne pas se laisser éteindre.
Lettres sur la sexualité humaine est un livre parfois difficile à lire par la technicalité de certains passages, mais pour le moins instructif tant sur la sexualité elle-même que sur la société prérévolution tranquille. Un livre important !
Lire à ce sujet l'article de Caroline Montpetit dans le Devoir
Frère Marie-Victorin et Marcelle Gauvreau, Lettres sur la sexualité humaine, Boréal, 2024, 529 pages.