« Les Heures souterraines » de Delphine de Vigan

Par Etcetera

J’ai trouvé ce roman dans une boîte à livres. Je n’en avais jamais entendu parler. Peu attirée par la quatrième de couverture, j’ai tout de même choisi de le prendre car j’ai apprécié les romans de Delphine de Vigan que j’ai lus jusqu’ici.
Et je ne regrette pas du tout de m’être laissée tenter.

Note Pratique sur le livre

Edition : Le Livre de poche (initialement Jean-Claude Lattès)
Première date de parution : 2009
Nombre de pages : 249

Quatrième de Couverture

Mathilde et Thibault ne se connaissent pas. Au cœur d’une ville sans cesse en mouvement, ils ne sont que deux silhouettes parmi des millions. Deux silhouettes qui pourraient se rencontrer, se percuter, ou seulement se croiser. Un jour de mai. Les Heures souterraines est un roman vibrant et magnifique sur les violences invisibles d’un monde privé de douceur, où l’on risque de se perdre, sans aucun bruit.

Résumé de l’histoire

Nous suivons en parallèle le quotidien de deux Parisiens, un homme et une femme. Mathilde a quarante ans, veuve depuis dix ans, mère de trois enfants. Elle est cadre dans le Marketing, occupant le poste d’adjoint d’un horrible type. Elle est allée voir une voyante qui lui a prédit une rencontre importante pour elle le 10 mai. Et on arrive justement au 10 mai. Thibault a quarante-trois ans, célibataire, il travaille chez SOS médecins et sillonne la ville en voiture, de patient en patient. Il vient de rompre avec la femme qu’il aime car elle n’est qu’une amante occasionnelle, indifférente à lui, imperméable à ses sentiments, totalement hermétique.
Mathilde et Thibault connaissent donc tous les deux des grandes difficultés et le lecteur se demande à quel moment leurs trajectoires vont se croiser. Car nous sentons qu’ils auraient beaucoup à se raconter, à partager : ils sembleraient pouvoir très bien se comprendre. Mais, dans une si grande ville, rapide, grouillante et impersonnelle, auront-ils l’occasion de se rencontrer ?

Mon Avis

Ce livre cherche visiblement à témoigner de la violence sourde et de l’incroyable dureté de nos sociétés contemporaines, de nos vies citadines faites d’anonymat, de solitude, d’indifférence, de pressions de toutes sortes, de rapports de force, qui broient les individus. Delphine de Vigan dresse un portrait de Paris tout à fait repoussant et saisissant : il y est beaucoup question de métro, de RER, avec leurs rames bondées, leurs problèmes techniques à répétition, les longues attentes sur les quais.
Sa vision de l’entreprise est également très sombre : les relations entre les gens sont inhumaines, on n’est qu’un rouage parmi tant d’autres dans la machine globale et il suffit du moindre faux-pas pour déclencher perversité et sadisme contre soi, sans moyen de se défendre. Il y a d’ailleurs quelque chose d’assez kafkaïen dans le sort de Mathilde, l’héroïne continûment harcelée par son chef. À partir d’un événement finalement peu important, elle déclenche contre elle des torrents d’une haine inextinguible, au point que ce chef psychopathe « veut sa peau ». On se rend compte que les décisions disproportionnées, arbitraires et ignobles de cet homme, ce Jacques, n’ont aucun contre-pouvoir dans l’entreprise. Il fait régner sa terreur comme bon lui semble, aussi longtemps qu’il le désire.
Le métier de Thibault à SOS Médecins le confronte chaque jour à des situations de grande détresse et de misère sociale, physique, psychologique. Nous le suivons dans son parcours de consultation, réalistement décrit, et sommes témoins, édifiés.
L’écriture est fortement émotionnelle et abonde en phrases courtes, rythmées, avec certains effets de répétitions, de temps en temps des anaphores. L’autrice appuie beaucoup sur les ressentis de nos deux personnages, sur les manifestations physiques de leurs angoisses, de leur mal-être profond : ils ont des douleurs, des faiblesses, des vertiges, et une très grande fatigue. Malgré tout, ils « tiennent le coup », comme on dit, mais D. de Vigan nous fait savoir que cette résistance a ses limites. On sent que Mathilde, notamment, est au bord de la dépression.
Les quelques notes joyeuses et positives du livre sont apportées par les trois fils de Mathilde, des ados compréhensifs, qui la soutiennent, et qui rendent l’atmosphère un peu moins pesante pour le lecteur.
Un roman que j’ai lu très vite, en totale empathie avec ces deux Parisiens malheureux. Ce n’est vraiment pas du feel-good – bien au contraire – mais il y a un regard sensible, éthique et humaniste porté sur la vie, sur la société, qui m’a plu.

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Un Extrait page 134

Laetitia a une vision simple de l’entreprise. Assez proche de celle qui gouverne le monde d’Azeroth : les bons se battent pour faire valoir leurs droits. Les bons ne sont pas dénués d’ambition, mais refusent le saccage et la mesquinerie pour parvenir à leurs fins. Les bons ont une éthique. Ne piétinent pas leurs voisins. Les méchants ont investi leur vie dans le marécage de l’entreprise, ils n’ont d’autre identité que celle inscrite sur leur fiche de paie, ils sont prêts à tout pour gravir un échelon ou un coefficient de classification. Il y a longtemps qu’ils ont renoncé à leurs principes si d’aventure ils en ont eu.
Avant, les discours de Laetitia, ses nomenclatures radicales, sa manière de diviser le monde en deux, faisaient sourire Mathilde. Parfois, elles se disputaient. Maintenant, elle se demande si, au fond, Laetitia n’a pas raison. Si l’entreprise n’est pas le lieu privilégié d’une mise à l’épreuve de la morale. Si l’entreprise n’est pas, par définition, un espace de destruction. Si l’entreprise, dans ses rituels, sa hiérarchie, ses modes de fonctionnement, n’est pas tout simplement le lieu souverain de la violence et de l’impunité.
(…)

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