Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, de Chantal Akerman

Par Etcetera

D’après sa fiche sur Wikipédia, ce film a été élu en 2022 meilleur film de tous les temps dans le classement décennal de Sight and Sound, établi par la revue du British Film Institute.

Je l’ai vu sur grand écran vers le début août 2023 et j’ai planifié ma chronique un an à l’avance.

Note Pratique sur le film

Nationalité : franco-belge
Première date de sortie en salles : 1975
Actrice principale : Delphine Seyrig
Durée : 3h21

Présentation succincte de l’intrigue

Jeanne Dielman est une veuve bruxelloise. Elle vit dans un modeste appartement avec son fils, lycéen de seize ans. Pendant que son fils est en classe, elle mène une vie austère de femme au foyer, partagée entre les courses dans les magasins, la préparation des repas, la vaisselle, l’entretien des vêtements et le ménage. Par ailleurs, elle arrondit ses fins de mois en se prostituant : chaque jour en milieu d’après-midi elle reçoit un client à son domicile, dans sa chambre à coucher. Le soir, après un diner silencieux, elle et son fils écoutent la radio. Elle lui tricote un pull en laine marron et parfois elle l’aide à faire ses devoirs. Le film nous montre trois jours de cette existence féminine, répétitive et aliénante, dont la mécanique va se détraquer petit à petit.
Mon Avis

Pendant 3h21 nous assistons aux trois journées de cette mère au foyer, ce qui fait un peu plus d’une heure consacrée en moyenne à chaque journée. Quasiment rien ne nous est épargné des tâches ménagères de cette dame : qu’elle cire avec soin les chaussures de son fils, qu’elle fasse la vaisselle, qu’elle prépare des escalopes panées, qu’elle dépoussière les bibelots de son salon ou qu’elle s’occupe de moudre le café, nous sommes les témoins passifs de ces activités in extenso et, pour ainsi dire, en temps réel. Témoins passifs et aussi accablés, nous sommes face à des tâches fastidieuses que nous sommes habitués à faire nous-mêmes dans nos vies quotidiennes mais que personne ne songe jamais à filmer et à exposer devant des spectateurs. Et nous nous rendons compte à quel point c’est ennuyeux et à quel point ça semble absurde et fou de répéter ces gestes tous les jours sans interruption. Une certaine prise de conscience, donc, je crois, pourrait saisir le spectateur et peut-être le désir de rendre la vie plus signifiante et plus riche, moins axée sur les objets matériels.
Bien sûr le propos est féministe car c’est ici l’existence d’une femme, au foyer, qui est décortiquée dans tous ses détails. Vers le milieu des années 70, beaucoup de femmes ne travaillaient pas et elles ont sans doute pu reconnaître dans ce film certaines des contraintes qu’elles subissaient à l’époque, grossies à la loupe et poussées à l’extrême.
De jour en jour on voit que les gestes de l’héroïne sont de moins en moins précis ou méticuleux : elle fait tomber des objets, elle manque brutaliser le bébé dont elle a la garde, elle s’immobilise d’un air absent et abattu pendant de longs moments, elle pétrit de la viande hachée d’une façon assez agressive et bizarrement prolongée. Bref on sent qu’elle va bientôt craquer psychologiquement ou qu’elle va commettre on ne sait quel éclat contre le monde qui l’entoure. Cela donne un suspense et une tension assez forte dans la dernière demi-heure du film.
Il est à noter que les scènes avec les deux premiers clients sont seulement suggérées brièvement : ils passent la porte d’entrée, accompagnent l’héroïne jusqu’au bout du couloir, puis ils ressortent tous les deux et la remise de l’argent a lieu. La caméra ne passe le seuil de la chambre à coucher que pour le troisième et dernier client – comme la levée soudaine d’un tabou – et signe qu’un événement extra-ordinaire va s’y produire.
Un mot sur Delphine Seyrig, qui est fantastique dans ce rôle difficile. Jusqu’à présent j’avais une image de cette actrice complètement diaphane et éthérée. Je la voyais surtout dans la fée de « Peau d’âne« , Le « Charme discret de la bourgeoisie » et j’en avais eu des échos dans les films de Duras. Dans « Jeanne Dielman » elle est donc totalement à contre-emploi et ça fait une très curieuse impression, au début, de regarder cette star précieuse et délicate faire bouillir des pommes de terre en tablier de cuisine, dans l’attente de son client journalier. 
J’ai bien aimé retrouver l’atmosphère, la décoration et l’attirail technique des années 70, les papiers peints à gros motifs, les pulls marron étriqués, les cafetières manuelles, les ascenseurs à grilles, etc.
Bien que le message du film m’ait intéressée sur le fond, j’ai souffert du manque de dialogues et je me suis souvent ennuyée, ce qui est à mon avis le but de la réalisatrice. Pour nous montrer que la vie quotidienne de cette femme est affreusement ennuyeuse… il faut bien que les spectateurs s’ennuient aussi.

Je vous laisse sur le sonnet de Charles Baudelaire, L’Ennemi, qui fait partie des Fleurs du Mal.
Effectivement, ce poème est récité dans le film, deux fois consécutives, par le jeune fils de Jeanne Dielman puis répété à deux voix, par elle et lui.

L’Ennemi

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

– Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

Charles Baudelaire