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"Traité onzième de l’exercice du silence,
que le Religieux doit garder de pensée,
de parole et d’œuvre
pour être tout uni et absorbé en Dieu seul.
[Édition de 1722] La nature et l’excellence de cet exercice.
On peut dire que Dieu n’a parlé qu’une fois en l’éternité, parce
qu’il n’a engendré qu’un Fils qui est sa parole, et même en parlant
il n’a point rompu le silence, parce qu’il a parlé au-dedans de soi, et
sans faire aucun bruit, puisque sa parole est toute spirituelle, et sa
même pensée. De plus, il a dit cette sienne parole si profonde et si
incompréhensible qu’elle n’a été parfaitement entendue que de lui-même, suivant ce qu’en assure Jésus-Christ qui dit que personne ne
connaît le Fils, qui est cette divine parole, d’une connaissance éternelle et parfaite, sinon le Père ; parce que cette parole est si intime au
Père qui la profère, qu’elle est une même chose avec son essence.
Tellement que Dieu étant trine et un, un en divinité, et trine en Personnes, toutes ces Personnes divines assistantes au-dehors, n’ont
qu’une parole très simple, et toutes trois n’ont qu’une même pensée:
ne voilà-t-il pas un silence bien parfait ? De cette sorte, si Dieu même
en parlant garde un si étroit silence, qu’est-ce donc de Dieu quand il
ne parle pas ? L’entende qui pourra, et l’admire humblement qui ne
pourra pas l’entendre, parce que l’admiration est des choses qui ne se peuvent comprendre, et Dieu se connaît ici mieux par la voie
d’admiration que de spéculation, ou de pénétration. Je dis encore, et
avec raison, que Dieu est non seulement dans le silence de parole,
mais aussi de volonté. Parce que toutes les trois Personnes divines
n’ont garde d’être en débat par aucune contrariété de volonté, puisqu’elles n’ont qu’une volonté entre elles, et qu’elles sont toutes trois
cette même volonté. Dieu peut même être dit en quelque façon dans
un silence d’action, parce que toutes les trois Personnes divines n’ont
qu’une même puissance et action, l’action de l’une étant la même
action de l’autre; outre que leur action est si paisible, si douce et si
facile qu’elle mérite le nom de silence, disposant toutes choses fortement
et doucement. Il est finalement dans un silence de toute sorte de
changement et mouvement, parce qu’il est essentiellement
immuable, infini, parfait en toutes manières, et par conséquent incapable de déchet et d’aucune nouvelle perfection; d’où il s’ensuit
qu’il est en un entier et perpétuel silence, et inviolable repos ; et
même qu’il est naturellement silence, paix, repos, le centre de soi-même, des Anges et des hommes.
Cet exercice du silence est donc merveilleusement excellent,
puisque c’est l’exercice de Dieu et son essence même, l’exercice et la
pratique de tous ceux qui désirent être faits un même esprit avec lui.
C’est premièrement l’exercice de tous les bienheureux dans le
Ciel, à qui Dieu fait entendre cette divine parole, et d’une façon
aussi paisible, suave et silencieuse qu’elle est ineffable au dire de
l’Apôtre ; parce que c’est la seule chose vue, et la pensée qui les ravit
et qui les suspend tous de telle sorte que jamais ils n’en reviennent,
et cueillent ainsi pour toujours les fruits de cette divine promesse :
Entre dans la joie de ton Seigneur. Dieu ne leur parle donc ainsi qu’une
seule fois, comme il fait en soi-même, en se manifestant clairement
à eux, mais une seule fois qui dure une éternité tout entière ; les
Bienheureux gardent ainsi un parfait silence, n’ayant jamais qu’une
seule vue ou pensée très intime, très suave, très facile, et plus de
Dieu que d’eux-mêmes ; une même volonté avec celle de Dieu, et
une seule action d’amour éternellement immobile. C’est là pareillement l’exercice des âmes avancées qui sont tirées
de Dieu par un mouvement particulier ou par je ne sais quelle
impuissance de ne pouvoir faire autrement, ce qui arrive par un
délaissement intérieur qui les rend incapables d’une plus grande et
plus actuelle occupation d’esprit, ou par une indisposition corporelle qui leur donne le même empêchement. Et c’est l’exercice de la
seule chose nécessaire que Notre Seigneur recommandait tant à
Marthe, et dont il louait si hautement Marie, qui écoutait dans le
plus intime et le plus profond de son cœur, avec un profond silence,
cette divine parole, aux pieds de laquelle elle était prosternée. Ainsi
les âmes séraphiques 63 n’ayant qu’une pensée, qu’une volonté et
une action en l’objet de Dieu seul, si simplement, si nuement, si paisiblement écouté, elles semblent plutôt souffrir la suave inaction de
Dieu qu’agir d’elles-mêmes, et plutôt se taire et se reposer que de
penser, dire et faire intérieurement quelque chose ; et il en est de
même de l’extérieur; car comme si Dieu opérait le tout en elles et
par elles, et qu’elles n’en fussent que les seuls organes et instruments, tant elles opèrent le tout avec un calme indicible et une paix
si ineffable qu’elle surpasse tout sentiment, chacune peut donc dire
comme l’Épouse : « Je dors, mais mon cœur, c’est-à-dire mon Époux,
veille pour moi; et il dit à une âme séraphique : N’éveillez pas ma bienaimée jusqu’à ce qu’elle le veuille », c’est-à-dire ne l’éveillez point du
tout, parce qu’elle n’est point en état de le vouloir, ce sommeil lui
étant très agréable et fort délicieux; ou bien il veut dire qu’on ne
l’éveille point jusqu’à ce qu’elle opère d’elle-même, se jetant dans
les occupations spirituelles qui rompent un silence et un sommeil
délicieux, comme est celui qui fut donné à sainte Claire depuis le
Jeudi Saint jusqu’au Samedi.
L’excellence de cet exercice est si grande qu’un Prophète dit que
c’est une bonne chose d’attendre en silence le salutaire de Dieu . Il ne
dit pas de quelle bonté, parce qu’elle est ineffable et qu’elle comprend
en soi toutes sortes de biens; et c’est ainsi pareillement que la jouissance du bien infini et souverain est ineffable et incompréhensible.
Ce saint exercice nous a été enseigné de Jésus naissant, aussi bien
que de Jésus prêchant Marthe et Marie : naissant parce qu’il naquit
au temps de la minuit, que toutes choses étaient en un très profond silence, comme dit le Sage, afin que cette sienne seconde naissance
temporelle répondît à l’éternelle, qui est grandement silencieuse ;
que la troisième naissance qu’il prétend faire en nos âmes, fût en
quelque façon semblable aux deux susdites, par la pratique d’un
silence universel de toutes nos puissances en l’objet de quoi que ce
soit excepté de Dieu. Car autrement comme Dieu ne se manifesta
point à Élie dans le tourbillon, ni dans la commotion, ni dans le feu,
mais dans un doux respir d’un très agréable zéphire, ainsi Jésus ne
se manifeste à nous par cette sienne naissance spirituelle qu’il prend
dans une âme, que dans le silence de toutes les autres choses créées,
et dans le recueillement de tout mouvement et sentiment désordonné, mettant le manteau dessus notre face comme Élie, pour ne
rien voir, entendre, odorer, goûter et sentir que Dieu, et dans la
minuit de la naissance temporelle de Jésus, ne rien considérer que
ce Verbe divin, divinement inspiré et nouvellement né dans le
centre de l’esprit: car c’est pour lors seulement que Dieu produit
clairement, intimement et suavement, dans le fond de notre esprit,
son Verbe, par lequel il se manifeste à nous et en nous et même pardessus nous, puisqu’il ravit nos esprits au-dessus de toutes choses
en l’objet d’une seule chose incréée et nécessaire, qui nous rend
bienheureux dès l’état misérable de cette vie mortelle ; et ce bon
Jésus, de chair que nous sommes, nous fait en quelque façon Verbe
comme lui, nous transformant ainsi en lui, comme de Verbe qu’il
était, se faisant chair, il s’est transformé en nous."