Madame Agnès adressa en pensée ses félicitations à Missia pour sa bonne intuition. « En effet, dit-elle. On ne l’a jamais entendu ici. » « C’est normal, expliqua la jeune femme. Je suis suédoise mais mon père était français, d’où le fait que je parle votre belle langue. » Madame Agnès, totalement insensible à cet éloge linguistique, hocha la tête d’un air entendu. « Pour en revenir à cette jeune fille, Missia, reprit Sigrid, que fait-elle ? Est-elle mariée ? A-t-elle un fiancé ? » « A vrai, dire je ne sais pas trop, dit Madame Agnès, prudente. Je crois qu’elle a un fiancé, oui. » « Ah, et que fait-il ? » Pouvait-on décemment répondre à cette jeune femme visiblement gâtée par le sort : « il garde les moutons dans la montagne ? » Aussi Madame Agnès se réfugia-t-elle dans une réponse fort vague mais qui sembla pourtant satisfaire sa cliente. Cette subite curiosité au sujet de Missia ne lui plaisait guère ; elle s’arrangea donc pour faire comprendre à Sigrid, qui venait de régler son achat, que son commerce ne lui permettait pas de continuer la conversation. La jeune femme la quitta avec un sourire éblouissant, sur un charmant « A bientôt, je l’espère ».
Lorsque Missia revint, Madame Agnès s’empressa de lui rendre compte de cette « visite » impromptue. L’intérêt que semblait lui porter la belle Sigrid déplut fortement à Missia. Décidément, ce couple qui séduisait tout le monde la séduisait, elle, de moins en moins. D’ici à ce que Sigrid débarquât un jour au village avec un collier d’émeraudes autour du cou, il n’y avait pas des kilomètres. Il fallait vraiment se tenir sur ses gardes vis-à-vis de ces gens trop aimables et surtout, ne jamais se trouver seule avec l’un d’entre eux. Ce fut la promesse que se fit Missia.
Le jeudi soir, notre héroïne s’arrangea pour quitter le champ de foire à la nuit tombée et alla rôder autour de la maison de sa sœur. Dissimulée derrière un taillis, elle n’attendit pas très longtemps. Un roulement se fit tout à coup entendre et la voiture tirée par les chevaux blancs apparut au tournant.
Elle s’arrêta : L’homme en descendit d’abord, puis il aida sa compagne à mettre pied à terre. Avant que le couple n’entre dans la maison, Missia avait eu le temps de remarquer que la robe de la jeune femme avait été taillée dans le tissu acheté le matin même à Madame Agnès. « Bigre, se dit Missia. Elle a une couturière fort zélée et pour le moins rapide. » Puis elle se souvint de ce que la marchande lui avait confié : Sigrid confectionnait elle-même ses robes. « Bizarre ! Faire une robe en si peu de temps, et aussi réussie, quand on n’est pas du métier… » Elle rentra à la maison, de plus en plus pensive.
Madame la Mairesse s’empressa, le lendemain matin, d’aller claironner à sa famille la réussite de sa soirée. Les jeunes gens avaient été délicieux, ils s’étaient extasiés sur l’argenterie, le repas, les meubles, la décoration… Et leur conversation était vraiment passionnante. Bref, Madame la Mairesse était enchantée de son dîner et ne jurait plus que par « Sigrid par ci, Sigrid par là. » « Est-ce que je lui dis que trop de compliments cache toujours quelque chose d’en général peu agréable ? se dit Missia en l’écoutant se répandre verbalement. Non. Elle ne me croirait pas. » De son côté, Marie ne disait rien mais n’en pensait pas moins. Elle aussi avait quelques doutes sur la sincérité de « l’émerveillement » du jeune couple. Elle n’avait vu ni Sigrid, ni son mari mais grâce aux récits conjugués de Madame Agnès et de Missia, avait pu se faire une idée de ce qu’ils pouvaient être. Sa fille aînée risquait bien de déchanter rapidement. Elle tenta donc de tempérer cet enthousiasme délirant. Ce fut pour s’entendre répondre qu’elle appartenait à cette catégorie de personnes, fort à plaindre en vérité, aveuglées par leurs préventions et incapables de reconnaître les gens intéressants. « Très bien, pensa Marie en avalant péniblement la rebuffade. Débrouille-toi toute seule, ma fille, je t’aurai prévenue. »
Catherine repartie chez elle, Missia s’en alla retrouver Martin afin de tout lui raconter. Ils convinrent tous deux de surveiller de près les nouveaux arrivants et tombèrent d’accord pour commencer l’espionnage dès la fermeture de la foire. Comme elle s’achevait dimanche par des réjouissances organisées à la mairie, le lundi serait un excellent jour poser les premiers repères.
Le samedi soir, un certain nombre de marchands partirent. Mais la majorité resta afin de profiter des festivités que Monsieur le maire avait organisées. Le dimanche à midi, on ferma les étals et tout le monde se rendit dans la grande salle de la mairie, transformée pour la circonstance en salle de banquet. L’atmosphère était fort détendue, et joyeuse. On attendait, avant de passer à table, l’arrivée du maire et de sa femme lesquels, naturellement, se faisaient attendre.
Alors que Marie et Madame Agnès discutaient parmi le groupe de femmes déjà installé, Martin et Missia s’étaient réfugiés dans un coin et examinaient avec soin tous ceux qui entraient. Pour l’instant, le couple attendu n’avait encore pas fait son apparition. D’ailleurs, viendrait-il ? Rien n’était moins sûr. Catherine avait pourtant supplié Sigrid de lui faire l’honneur de sa présence au banquet, mais cette dernière, avec une grâce inimitable, s’était fait beaucoup priée et n’avait rien promis. « Je te parie qu’ils resteront chez eux, glissa Martin à l’oreille de Missia. Ce genre de compagnie n’est pas pour eux. » « Peut-être, fit Missia, songeuse. Mais s’ils ne viennent pas, je pense que ce sera pour une autre raison. » « Laquelle ? demanda Martin, surpris, tu crois que… » Il n’acheva pas sa phrase. Un remous vers l’entrée indiquait l’arrivée d’importants convives. Ou bien c’était les deux jeunes gens, ou bien c’était Monsieur le Maire et sa dame.
« Oh zut, fit Missia. Ce n’est que ma sœur et son mari. » Catherine, très occupée à faire des manières, lui tournait le dos. Lorsqu’elle se décida à lui faire face, Missia, pétrifiée, ouvrit de grands yeux et aucune parole ne put franchir ses lèvres. Au cou de Madame la Mairesse, brillait un magnifique collier d’émeraudes…
(A suivre)