« La septième fonction du langage » de Laurent Binet, Le Livre de Poche, Grasset, 2015, 478 p.
Ça fait longtemps que je voulais le poster celui-là !! 🥵
La vie n’est pas un roman. C’est du moins ce que vous voudriez croire. [Incipit]
Février 1980 : Roland Barthes est renversé par une camionnette dans une rue parisienne. Il meurt un mois plus tard. Dans sa poche ce jour-là, un papier a été volé. Il ne peut s’agir d’une simple coïncidence : Barthes est un sémiologue de renom, un critique littéraire reconnu dans le monde entier. Le papier a un lien avec la septième fonction du langage. Théorisée par le linguiste Roman Jacobson (en plus des 6 premières : référentielle, émotive, etc), cette fonction mystérieuse est censée avoir des effets tout-puissants.
Sous-titré « Qui a tué Roland Barthes ? », le roman se déroule sous forme d’une enquête. Le commissaire Bayard a été appointé. Comprenant « qu’il ne comprend rien, ou pas grand-chose, à toutes ces conneries« , il recourt aux services du jeune Simon Herzog, chargé de cours à l’université de Vincennes qui l’aide à se repérer dans la jungle des signes. Ils pourchassent la septième fonction, de Paris à Bologne ou aux États-Unis, échappant aux manœuvres de Bulgares moustachus armés de parapluies, de membres des brigades rouges et de gangs de campus. Car en effet, tout le gratin intellectuel et politique du moment lui tourne autour, à cette septième fonction : de Foucault à Derrida, d’Althusser à Julia Kristeva, Sollers ou BHL, mais aussi Giscard et ses sbires, Mitterrand et les jeunes loups du PS (Fabius, Lang) et une foule d’individus interlopes, qui gravitent entre les mondes.
Le roman nous plonge dans l’ambiance culturelle d’une époque où Sartre vivait encore, mais en mode sex, drugs & rock’n roll : ça claque, c’est trépidant, ça fait des étincelles, l’action ne souffre d’aucun temps mort. Tout le contraire, pardon, de la « branlette » nostalgique que le thème aurait pu nous faire craindre. Au contraire, c’est même une excellente entrée en matière dans la French Theory, du « Roland Barthes sans peine » ! Des extraits de discours de Foucault, Derrida ou Guattari (réels ou pastichés ?) coexistent sans coutures dans le roman avec des scènes hilarantes dans un sauna gay, un bar italien, une salle de dissection, le palais des doges, le bureau du président de la République, une fête parisienne ou sur le campus de l’université de Cornell, Ithaca, Etat de New-York. Événements réels et inventés sont tressés ensemble au point que j’ai dû parfois vérifier la véracité d’un fait pour ne pas me faire avoir par ce romancier décidément bien fripon.
Simon se prend la tête entre les mains en poussant un gémissement.
« Je crois que je suis coincé dans un putain de roman.
— What ?
— I think I’m trapped in a novel.
L’étudiant à qui il s’adresse se renverse en arrière, souffle vers le ciel la fumée de sa cigarette, regarde les étoiles filer dans l’éther, boit une gorgée de bière au goulot, s’appuie sur un coude, laisse planer un long silence sur la nuit américaine et dit : « Sounds cool, man. Enjoy the trip. »
Il y a de l’Antoine Bello ou du Benacquista dans ce récit à explosions narratives, qui joue malicieusement avec les codes pour susciter une réflexion méta-romanesque sur les pouvoirs du langage sur la réalité. Umberto Eco, lui-même dans le roman, dit que les personnages de fiction sont des « surnuméraires » qui n’existent pas dans la réalité, ce qui angoisse Simon. Mais ici, les personnages « réels » semblent diablement romanesques !
Bref, un roman jubilatoire, un cocktail-concept détonnant qui ravit à la fois l’intelligence et l’imaginaire. Je l’ai dévoré avec gourmandise.
éé