La ficelle coupée, l'enveloppe déchirée, soupeser le livre et le flairer avec défiance : qu'est-ce qu'on va me conter encore ? Dans ce livre nouveau, quoi de neuf ?Les chroniques de Jules Renard, reprisent sur Livrenblog :
L'auteur s'appelle Léon Daudet. Le prénom diminue-t-il, augmente-t-il le nom ? Le fils a-t-il plus ou moins de talent que le père ? S'il lui ressemble, à quoi bon ? S'il en diffère, quelle audace ! Son nom le porte : son nom l'écrase. Je vous assure que, comme toujours, ça dépend.
L'Astre Noir. Pourquoi noir ? Je n'aime pas cet air de ce moquer du monde. Roman. Quel genre de roman : historique, contemporain, rural, militaire ? On le dit. D'ailleurs, que signifie de nos jours le mot roman ? - « Vous êtes un homme, monsieur Goethe. » Déjà je crois comprendre. On va me vanter, selon la mode, l'homme d'action, me le proposer comme modèle et m'indiquer par quel coin il faut prendre le monde quand on veut le bouleverser.
Mais je la connais, et je me fiche d'être fort. J'en ai assez, des lutteurs pour la vie, et des octogénaires exsangues qui réclament la Grande Saignée, et des théoriciens de l'énergie, et de ceux qui manient leur canne terriblement, et de ceux qui sondent le coeur humain, et de ceux qui collectionnent dans des dossiers des cartes de visites, et de ceux qui ne voient que les gens utiles. Flûte aux grands hommes. D'un tour de pensée je les fais et les défais. Honneur aux paresseux qui meurt obscur. Je ne suis pas fâché de vous le déclarer une fois pour toute.
Le livre feuilleté, quelle fourmilière de lettres imprimées ! Les pages tiennent toute la page, les ligne toute la ligne ; la phrase menace de sauter par-dessus le bord, les marges manquent à chaque instant comme, sous le pied, les trottoirs des vieilles rues où les maisons s'affaissent. M. Léon Daudet ne nous encourage guère. Il dédaigne les blancs trompeurs, clairières où l'on s'arrête pour respirer un peu, et sur le chapitre inextricable il déploie ces titres effrayants : Splendeur et
Zénith, Grondements sourds, Cataclysmes, Déclin, je n'oserai jamais entrer.
Au hasard, page 31 : L'astre noir nageait en pleine béatitude. Diable ! Est-ce que l'auteur n'écrit pas ?
Page 2 : Cette poussière de bruit qui succède aux grandes clameurs. Page 20 : Quelque malice plissa ses lèvres fines, tel un petit Dieu s'assied sur un coquillage rose. Mais l'auteur écrit donc ! Oui, si le style est une tournure d'esprit.
Une à une, les hésitations tombent, comme des brindilles cassées. On se décide, on pénètre, et bientôt, il faut s'y résigner, l'Astre Noir passionne. C'est l'oeuvre d'un écrivain étonnamment doué qu'annonçaient Hœrès et Germe et Poussière. Mais il est convenu qu'un jeune ne saurait parler d'un jeune avec trop de réserve pudique. Le mal qui répand chez nous la terreur d'admirer n'est pas une petite peste.
Et si pourtant je me laisse aller, si je dis tout haut du livre de M. Léon Daudet : Voilà un beau livre, plein d'idées originales et personnelles qu'on lève à chaques pas, comme des alouettes chantantes, de types achevés (Malauve, Trouquin, les deux Clotilde, Caldius, Etter, etc.) ; de scènes dramatiques (la folie de Lacheminant, le suicide d'Eucrate et de Suzanne, de Pantoscope, etc.) ; d'images bien vertébrées (La joie intense de saisir sa pensée frétillante et brillante par les mailles étroites du langage et de déposer sur la blanche grève des pages toute cette pêche miraculeuse) ; de mots à longue portée (L'homme qui s'écoute entend un glas, - il faudrait... dans la possession... un contact à distance, etc) ; et si je dis que, le livre lu, je m'imagine avoir fait, avec un artiste de premier ordre, un grand voyage circulaire, philosophique et romanesque, émouvant et inoubliable, dois-je m'excuser de le dire et promettre que je ne recommencerai plus ? -
J. Renard
Vamireh, roman des temps préhistoriques par J. H. Rosny (« Les Livres » Mercure de France N° 28 d'Avril 1892)Baisers d’ennemis par Hugues Rebell (« Les Livres » Mercure de France N° 33 septembre 1892)La Force des chosespar Paul Margueritte (« Les Livres » Mercure de France N° 18 Juin 1891)Les Emmurés, roman par Lucien Descaves (« Les Livres » Mercure de France, Janvier 1895)Bonne Dame d'Edouard Estaunié (« Les Livres » Mercure de France, janvier 1892)Les Veber's (« Les Livres » Mercure de France, janvier 1894)
Jules Renard sur Livrenblog :
Portrait par Pierre Veber, Sous-Bois, Les Lutteurs.